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Source : Groupe Communiste Internationaliste, Le Communiste N°25, Novembre 1986
Dans le cadre de notre critique du « décadentisme » comme ensemble d’idéologies camouflant/rompant l’antagonisme historique existant entre prolétariat et bourgeoisie, nous avons voulu aborder une de ses variantes plus particulièrement défendue par les gauchistes (trotskistes, staliniens, bordiguistes, maoïstes…) : celle de la théorie de l’impérialisme comme « stade suprême du capitalisme ». Il ne s’agit pas de critiquer l’anti-impérialisme comme catégorie de l’économie politique comportant le danger d’égarer les prolétaires du chemin de la révolution, mais bien d’y voir une force matérielle menant les ouvriers à leur atomisation, à leur destruction dans les luttes de concurrence entre fractions bourgeoises. Définir l’impérialisme comme stade suprême du capitalisme c’est, comme tout décadentisme qui se respecte, induire une rupture dans le programme du capital et ce à la fois dans le temps et dans l’espace. Théoriser une phase impérialiste dans le développement du capital, en proposant d’assumer de « nouvelles » tâches justifiées par l’ouverture d’une « nouvelle » période, c’est cautionner surtout l’« ancienne » pratique… En 1914, les plus radicaux des sociaux-démocrates, face à l’existence du programme contre-révolutionnaire de la II° Internationale, veulent « repartir à zéro » mais sans tirer le bilan des années antérieures, sans passer au crible de la critique leur propre activité au sein de l’organisation contre-révolutionnaire. La médiation pour éviter ce bilan critique consistera dans l’élaboration d’une série de thèses visant à faire apparaître un capitalisme arrivé à son « stade suprême » pour théoriser une nouvelle orientation dans le fait d’assumer des tâches du prolétariat à partir ou autour de la sacro-sainte année 1914 : pour la révolution par la réforme ( !) avant 1914, pour la révolution contre la réforme après 1914 !! Les sociaux-démocrates peuvent continuer ainsi à se revendiquer du « passé glorieux » de la II° Internationale en affirmant que le réformisme d’avant 1914 n’était qu’un moyen pour atteindre le but : le communisme ; mais la réalité est l’inverse de ce qu’il paraissait : le communisme – comme idéologie – n’était que le moyen pour amener les ouvriers à accomplir les desseins réformistes de la bourgeoisie. Ne pas faire cette critique, c’est ne pas rompre avec la pratique sociale-démocrate !
Rupture dans le temps donc, mais rupture dans l’espace aussi, la lutte contre l’impérialisme induit qu’il y a des pays plus impérialistes que d’autres. L’anti-impérialisme constitue ainsi le biais par excellence par la défense du pays le plus « faible », de la nation la plus « opprimée ». De la lutte classe contre classe, on glisse au front interclassiste pour la sauvegarde de la nation « opprimée » par l’« oligarchie financière ennemie », le nouveau sport gauchiste consistant à déterminer dans chaque guerre, la nation la plus impérialiste. Or, il n’y a pas de nation « plus impérialiste » parce qu’il est dans l’essence de chaque nationalisme de rêver de se transformer en empire. L’impérialisme n’est jamais une question de pays. Toute nation est impérialiste par définition. Les gauchistes profitent d’une situation où l’un des concurrents capitalistes est en mauvaise posture pour faire tomber les imbéciles dans le panneau de la guerre contre la nation « la plus agressive ». Les fractions gauchistes constituent ainsi le parfait complément des nationalismes « de droite » ; le piège se referme et les prolétaires sont envoyés au massacre.
« L’impérialisme, stade suprême du capitalisme » est le livre de chevet des anti-impérialistes : il a été écrit par Lénine durant la première guerre mondiale au cours du printemps 1916. Lénine s’est basé sur le livre d’un économiste anglais J.A. Hobson, qui dénonce l’impérialisme d’un point de vue repris par les socialistes et plus spécialement par Hilferding. Les sociaux-démocrates ayant ouvertement montré leur nature contre-révolutionnaire par l’appel à la mobilisation militaire des ouvriers derrière « leurs » drapeaux nationaux respectifs. Lénine a facilement pu dénoncer le « présent » de la pratique social-démocrate en 1914. Toute autre était sa compréhension de la nature de classe historique (hier-aujourd’hui-demain) de la II° Internationale. Lénine comme la plupart des décadentistes a vu dans l’organisation social-démocrate l’expression de la lutte pour l’amélioration des conditions de vie des ouvriers dans le cadre du développement et du progrès capitaliste. Les décadentistes ne remettent pas ce cadre en question : pour eux, lorsque règne la paix sociale, basée sur l’écrasement antérieur du prolétariat et la phase de valorisation du capital qui lui succède, il s’agit de lutter pour les réformes et c’est en ce sens que le parlementarisme et le syndicalisme ont pu trouver, à leurs yeux, une justification historique. Là où les conceptions léninistes et décadentistes actuelles se distinguent, c’est dans l’évaluation de la durée de la période de décadence d’après 1914. Pour Lénine, le stade suprême du capitalisme, le stade monopoliste signifiait, dans les conditions qu’il créait pour le communisme, l’écroulement à court terme de l’ensemble de la société. L’impérialisme exprimait pour lui, le cul-de-sac du capitalisme :
« … on doit le caractériser [l’impérialisme] comme un capitalisme de transition ou, plus exactement, comme un capitalisme agonisant. » (Lénine, « L’impérialisme, stade suprême… »)
Ce que tous les gauchistes vont théoriser par la suite est une idéologie qui n’est elle-même qu’un prolongement des théories de Lénine ou, plus justement, un développement qui mène aux mouvants échafaudages « anti-impérialistes » actuels avec son cortège de soutien à tel bloc plutôt qu’à tel autre, bref à l’« anti-impérialisme » comme stratégie de lutte contre les « grands capitalistes » – entendons : au programme de réforme (armée ou non) du capital sur base de la polarisation des prolétaires dans des camps opposés. Si donc, la théorie de Lénine se distingue de celle des curés gauchistes dans l’évaluation de la période à laquelle se référait son livre, il n’en demeure pas moins que sa vision générale de la société comme justification de sa pratique, a bien donné toutes les bases aux élucubrations ultérieures des « petits bureaucrates rouges ». A sa manière, Lénine exprime la continuité sociale-démocrate. A travers sa dénonciation de la faillite de la II° Internationale, il ne considère la pratique belliciste de l’Internationale social-démocrate que comme une trahison et c’est bien en ça qu’il s’empêche de faire une critique de l’origine et de la nature bourgeoise de la social-démocratie. Il critique les conséquences et non l’essence de la pratique de l’organisation réformiste ; il refuse d’y voir le développement de l’appareil politique de la classe dominante au cours d’une période où domine l’écrasement des luttes et où réformisme rime avec progressisme et positivisme, comme idéologies liées à une phase d’expansion du capital. Les livres sont le produit de l’histoire au sens le plus général du terme, mais ils justifient également souvent la petite histoire de leur auteur ; la théorie de l’impérialisme de Lénine n’est qu’une tentative de justifier sous une autre couleur (anti-impérialiste !) le nationalisme, la guerre, le réformisme… la disparition du prolétariat comme sujet de la révolution. Une fois bien établi que la base des arguties théoriques des Lénine, Hilferding, Kautsky, Luxembourg… est sous-tendue par leur pratique social-démocrate de « gauche », il reste à examiner et critiquer – pour détruire – les catégories et principes éco-politiques dont tous les gauchistes se servent aujourd’hui pour embrigader les prolétaires dans des guerres plus nationalistes les unes que les autres.
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L’idéologie lénino-décadentiste repose sur une vision arrêtée des tendances contradictoires du développement capitaliste. Lénine observe une phase de concentration accrue du capital conjugué à une tendance plus grande à la constitution de monopoles, mais il fait d’un moment donné, en éliminant la concurrence comme tendance contradictoire à cette constitution, une loi générale du développement ultérieur du capital. Il annonce ainsi l’écroulement catastrophique du capitalisme sur base d’un phénomène permanent (mais momentanément plus marqué) des contradictions valorisation/dévalorisation et ce stade impérialiste se doit alors de déterminer une voie révolutionnaire en opposition aux pratiques réformistes justifiées par la « phase progressiste » du capital. L’impérialisme est dénoncé comme la limite extrême du capitalisme considéré « économiquement » et, en bon dichotomisateur, Lénine nous livre l’équivalent « politique » de cette limite : l’opportunisme, comme attitude politique dévoyée des dirigeants de la II° Internationale. Tout ce saucissonnage est complété par la base « sociologique » que l’auteur entend donner à cet opportunisme politique : les aristocrates ouvriers, cette « couche privilégiée du prolétariat des puissances impérialistes [qui] vit en partie aux dépens des centaines de millions d’hommes des peuples non civilisés » (Lénine, « L’impérialisme et la scission du socialisme », octobre 1916). L’ensemble de la thèse politique de Lénine repose sur une conception du communisme liée à celle de la social-démocratie qui voyait dans la socialisation capitaliste du mode de production, un pas vers le socialisme et dans le progrès, la science et le développement capitaliste, le chemin qui mène tout droit à la société sans classe. Pour Hilferding – ce socialiste sur lequel Lénine s’est largement reposé pour étayer ses thèses – la tendance monopoliste pouvait conduire à la constitution d’un cartel général pouvant consciemment régler toute la production capitaliste et surmonter ainsi l’« anarchie » du mode de production ; cette hypothèse conduisant, bien entendu, dans sa vision d’un progressisme perpétuel, à rendre superflue la solution révolutionnaire des contradictions de l’ordre social existant et permettant le passage pacifique au socialisme ! Ici encore, sans remettre le moins du monde en question les bases réformistes et donc les implications politiques d’une telle hypothèse, Lénine ne fera qu’en proposer une version de gauche dans laquelle, derrière la description de l’agonie du capital, de l’arrêt du progrès, de la putréfaction de la société… se trouve l’apologie du développement et de la socialisation du mode de production capitaliste. Lénine ne critique pas le progrès mais l’arrêt du progrès. Ainsi, il y a une continuité réelle entre Hilferding décrivant le « capitalisme organisé » comme le premier stade du socialisme et la description léniniste du stade monopoliste du capital comme antichambre et condition de la transition au socialisme.
« En d’autres termes, l’ancien capitalisme, le capitalisme de la libre concurrence […] disparaît à jamais. Un nouveau capitalisme lui succède, qui comporte des éléments manifestes de transition, une sorte de mélange entre la libre concurrence et le monopole. Une question se pose d’elle-même : vers quoi tend cette « transition » que constitue le capitalisme moderne ? » (Lénine, « L’impérialisme, stade suprême… »)
« Au socialisme » répond Lénine lui-même, parce que « l’impérialisme a […] créé objectivement toutes les conditions préalables à sa réalisation » (Lénine, « La révolution socialiste et le droit des nations à disposer d’elles-mêmes », janvier 1916)1. Sa vision d’un socialisme permis et facilité par le « renforcement du caractère monopoliste du capital », par la « socialisation des moyens de production », par la force du progrès et de la science bourgeoise, l’amènera – quand l’insurrection prolétarienne aura momentanément vaincu en Russie [sic ! GdC] – à appliquer pratiquement ce manque de rupture d’avec les projets réformistes du capital : la généralisation de l’insurrection ayant été cassée (entre autres) par les sinistres accords de Brest-Litovsk, Lénine prônera le développement d’un « capitalisme d’Etat au service du peuple » en prenant plus particulièrement l’Allemagne comme exemple de développement économique offrant, par sa haute technicité et sa robustesse, toutes les garanties d’un passage rapide au socialisme.
« Pour éclaircir encore mieux la question, nous citerons tout d’abord un exemple concret s’il en fut, de capitalisme d’Etat. Cet exemple, tout le monde le connaît : c’est l’Allemagne. Ici nous trouvons le « dernier mot » de la technique moderne de la grosse industrie capitaliste et d’une organisation méthodique subordonnée à l’impérialisme de la bourgeoisie et des hobereaux. Supprimez les mots en italique, mettez à la place de l’Etat militaire, de l’Etat des hobereaux, bourgeois, impérialiste, un Etat aussi, mais d’un type social différent, d’une autre nature de classe, l’Etat soviétique, c’est-à-dire prolétarien, et vous obtiendrez toute la somme des facteurs qu’offre le socialisme. » (Lénine, « Sur l’impôt en nature », 1921)
S’acharner à définir le capital comme « monopoliste », et voir dans cette qualification idéologique le pas qui rapproche du socialisme, n’est qu’une façon de camoufler derrière une nouvelle catégorie de l’économie politique, l’apologie… du capital, point ! En voyant dans le capital dit « monopoliste », l’antichambre du communisme à la fois négativement – parce que la tendance au monopole rendrait la concurrence superflue et causerait donc l’écroulement catastrophique du capital – et positivement – parce que les progrès techno-scientifiques et la socialisation des moyens de production effectués par le capital faciliteraient la communisation du monde – Lénine confond l’incapacité chronique du capital à se gérer lui-même… et la révolution prolétarienne ! Pour les communistes, le développement des forces productives et les difficultés de gestion du capital ne sont que des conditions pour la révolution ; le seul facteur révolutionnaire, le seul véritable fossoyeur de cette société de momies, le seul porteur de l’écroulement catastrophique du capital est le prolétariat agissant. Le progrès capitaliste n’est que le progrès de la civilisation, de la transformation toujours plus terroriste, des hommes en citoyens. Le progrès et la science n’ont jamais comme projet, le développement de l’humanisation de la société ; le progrès et la science ont la valorisation comme moteur, chaque avancée scientifique, chaque progrès supplémentaire, enchaînant toujours plus l’homme au travail dans le sens de la perpétuelle réforme/maintenance du système salarié. La bourgeoisie ne concède un progrès que sachant qu’elle y gagne la possibilité de contrôler chaque fois plus les velléités de lutte des prolétaires. Science et Progrès n’ont rien à voir avec la connaissance et l’avancée consciente de la société. Tout autant que la Religion et la Réaction, la Science et le Progrès, c’est la terreur blanche, anti-communiste. Lénine n’est jamais parvenu à comprendre et à agir dans le sens du fossé, de la rupture, existant entre la lutte pour le communisme et le développement du progrès capitaliste. Il n’a pas dû attendre d’introduire le système Taylor pour être convaincu du bien-fondé de la science et du progrès bourgeois ; en 1905, il s’exprimait en ces termes :
« Mais nous, marxistes, nous devons savoir qu’il n’y a pas et qu’il ne peut y avoir pour le prolétariat […] d’autre chemin vers la liberté véritable que celui de la liberté bourgeoise et du progrès bourgeois. » (Lénine, « Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique »)
Lénine et tous ceux qui – toutes tendances confondues (maoïstes, bordiguistes, trotskistes, humanistes, fascistes…) – lui vouent un culte et le sanctifient comme vieil intouchable, n’ont jamais pigé qu’en soutenant le capitalisme en opposant une période de son développement à une autre, en opposant progrès et putréfaction, ascendance et décadence, naissance et obsolescence, en déterminant des tâches particulières avant et après « l’an 1914 », ils ne faisaient que justifier et donc participer à tout un pan du travail de réforme du capital. « Rompre » organisationnellement, formellement avec la social-démocratie sans tirer programmatiquement un bilan critique du passé conceptuel sur lequel repose cette rupture, c’est faire rentrer par la fenêtre les faiblesses qu’on croit avoir jetées par la porte.
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Dans la définition de l’impérialisme comme stade suprême du capitalisme, et dans les nouvelles tâches politiques qu’il confère aux révolutionnaires de cette période, Lénine expose et justifie à priori les limites que les bolcheviks manifesteront exponentiellement dans l’organisation de la continuité de la lutte révolutionnaire, une fois l’insurrection accomplie.
« [Nous devons] donner de l’impérialisme une définition englobant les cinq caractères fondamentaux suivants :
1. Concentration de la production et du capital parvenue à un degré de développement si élevé qu’elle a créé les monopoles dont le rôle est décisif dans la vie économique ; […] » (Lénine, « L’impérialisme, stade suprême… »)
Pour Lénine, le rôle décisif joué par le monopole détermine un stade particulier du capitalisme : celui menant à sa fin catastrophique. Le « nouveau » capitalisme s’oppose à l’époque précédente en ce qu’il tend à nier complètement la libre concurrence, caractéristique spécifique au « vieux capitalisme ».
« L’ancien capitalisme a fait son temps. Le nouveau constitue une transition. La recherche de « principes fermes et d’un but concret » en vue de « concilier » le monopole et la libre concurrence est, de toute évidence, une tentative vouée à l’échec. » (Lénine, « L’impérialisme, stade suprême… »)
« Inconciliation », « césure »… sont donc les mots utilisés par Lénine pour qualifier les rapports entre « l’époque de la libre concurrence » et le « stade monopoliste ». L’erreur est avant tout méthodologique : Lénine prend une tendance prédominante à un moment donné du développement capitaliste et la transformation en loi constante et non contredite, déterminant unilatéralement le devenir de la société : « la concurrence s’est transformée en monopole », et c’est ce qui doit déterminer (avec un coup de pouce du prolétariat tout de même !) l’écroulement du système. Mais opposer unilatéralement le monopole à la concurrence, c’est oublier que cette dernière est le moteur de la valorisation… et donc de la tendance au monopole ! Envisager la tendance au monopole comme un état suprême du développement capitaliste, c’est envisager l’impossible devenir du capital par l’élimination de sa contradiction, de son mouvement. Kautsky a décrit vulgairement cette utopie : l’ultra-impérialisme – suprême « stade suprême » du capitalisme ! – rendrait possible la fin des guerres par le partage conscient et organisé de l’exploitation dans le monde entier, sur base d’un « monopole universel », d’un « trust mondial unique ». Lénine critique cette vision d’un point de vue de gauche, c’est-à-dire sans quitter le terrain de l’économie politique. Kautsky ne fait qu’exprimer inversement la conséquence du développement capitaliste sans contradiction : pour lui, le monopolisme conduit à un capitalisme ayant parfaitement maîtrisé « l’anarchie de la production » et pour Lénine, cette même tendance sans heurts au monopole, mène à l’écroulement fatal du système. Kautsky et Lénine, derrière l’optimisme ou le pessimisme des conséquences envisagées, manifestent une même incompréhension des relations entre les jeux de la concurrence et la tendance au monopole. Si la concurrence conduit effectivement, par l’élimination du plus faible, à la concentration de la production, le mouvement de concentration tend lui-même à être chaque fois plus nié par la concurrence. La tendance au monopole est donc toujours relative. C’est ainsi qu’au mouvement de concentration des capitaux, de la fin du 19° siècle et du début du 20°, a correspondu la création de sociétés par actions où un nouveau morcellement de la propriété a conduit à d’autres niveaux de concurrence. Il est donc tout à fait absurde de dire que « la concurrence s’est transformée en monopole », car si la constitution d’énormes entreprises détenant à un moment donné un monopole de production ou de distribution dans un secteur donné est un fait d’évidence, il est tout aussi certain que la plupart de ces « monopoles » et des accords entre capitalistes qui les sous-tendent ne sont pas éternels et évoluent au travers de nouvelles données, de nouveaux marchés, suscitant une remise en question des accords précédents, appelant de nouveaux contrats, et donc une exacerbation de la concurrence entre capitalistes ! Comme le souligne Marx dans « Misère de la philosophie », monopole et concurrence ne s’excluent pas l’un l’autre :
« Dans la vie pratique, on trouve non seulement la concurrence, le monopole et leur antagonisme, mais aussi leur synthèse, qui n’est pas une formule, mais un mouvement. Le monopole produit la concurrence, la concurrence produit le monopole. Les monopoleurs se font de la concurrence, les concurrents deviennent monopoleurs. […] La synthèse est telle, que le monopole ne peut se maintenir qu’en passant continuellement par la lutte de la concurrence. »
Cette concurrence existe à tous les niveaux : entre les monopoles d’un même ou de différents pays, à l’intérieur même des monopoles… Toutes les théories sur l’impérialisme reprises avec quelques variantes par tous les anti-impérialistes contemporains ont en commun l’interprétation d’une tendance vers la concentration des entreprises marchandes comme étant une évolution irréversible vers une seule forme d’organisation économique : le monopole. Elles perdent de vue le seul facteur révolutionnaire de la société, le prolétariat, et « comblent » cette mise à l’écart des forces subversives par la création d’une nouvelle catégorie de l’économie politique : le monopolisme, comme force « décadente » poussant le capital à sa propre perte. Les gauchistes ne rêvent pas : ils savent que le capital ne s’écroulera jamais du fait « métaphysique » de ses propres contradictions. Les milliers de torchons maoïstes qui resurgissent à chaque sursaut de la lutte de classe pour expliquer didactiquement, par la pensée de « Mao Tsé Toung », l’écroulement immanent du système capitaliste, ont pour seule fonction d’embrigader/dévier dans l’immédiateté et le concret du réformisme les tâches historiques du prolétariat. Par l’apologie qu’ils font des théories du stade ultime et agonisant du capital, dans leur « citizen’s digest » où sont sélectionnées (merci pour le travail !) les plus belles perles de Lénine, les gauchistes encouragent d’autant plus les révoltes pour la lutte finale… immédiate qu’ils font le tombeau de la révolution par le découragement qui ne peut que découler des lendemains qui chantent chez les révoltés trop crédules. Le prolétariat ne laissera pas les curés gauchistes et ultragauchistes lui faire croire en leur sainte décadence et c’est dans le feu de la lutte de classe, par la grève armée et l’organisation de la subversion qu’il bousculera, avec les flics de gauche, les catégories économiques, les principes philosophiques, les dogmes religieux et autres lois scientifiques. Tout ce fatras idéologique de la bourgeoisie n’a pour seule fonction que de tenter de convaincre le prolétariat, par un déterminisme grossier, du caractère irréductible du « destin » de la société et de lui faire oublier qu’en dernière instance, la révolution sera avant tout ce que le prolétariat en fera !
« 2. Fusion du capital bancaire et du capital industriel, et création, sur la base de ce « capital financier » d’une oligarchie financière ; […] » (Lénine, « L’impérialisme, stade suprême… »)
Ici encore, obligé de trouver à tout prix des éléments qui lui permettent de démarquer « l’époque de l’impérialisme » de « celle qui la précède », Lénine est allé repêcher une trouvaille à Hilferding, le capital financier. Lénine se sert de cette nouvelle catégorie de l’économie pour expliquer la domination de l’argent sur le monde… sans voir que cette concentration d’argent, comme facteur de domination, règne contre l’homme depuis les origines de l’échange marchand et que la communauté de l’argent a existé bien avant que le capital existe comme communauté mondiale. Le fait que cette domination des rapports marchands sur l’espèce humaine se développe exponentiellement ne constitue pas un changement qualitatif dans la nature de cette domination et ne justifie donc en rien de quelconques nouvelles tâches pour l’organisation de la lutte contre la dictature capitaliste.
Quant à l’oligarchie financière, cette vision d’un petit groupe de capitalistes surpuissants économiquement et déterminant la marche sociale et politique de la « nation », correspond bien à la vision matérialiste vulgaire qu’a Lénine du capital. Ce dernier vu comme une somme de machines, d’hommes, de choses, de valeur… et non pas comme un rapport social. Les bourgeois ne sont dès lors pas compris comme des personnifications objectivées par le rapport social capitaliste, comme les gestionnaires d’un système social qui les domine mais bien comme des mauvais maîtres dirigeant consciemment le monde à sa perte et dictant leurs sinistres volontés aux marionnettes politiques avec tout ce que cela sous-entend comme vision moralisante et gestionniste de la réalité. Définir les capitalistes monopolistes comme les nouveaux rois du monde (économique) imposant leurs lois aux dirigeants politiques, c’est encore introduire une dichotomie dans l’interdépendance et l’interaction perpétuelles des différentes fonctions de gestion du rapport social capitaliste. Lénine considère de façon unilatérale les rapports d’influence entre ce qu’il désigne comme les « oligarchies financières » et les sphères dites « politiques » et ne voit pas l’interpénétration toujours plus forte des intérêts animant les milieux d’affaire et gouvernementaux. Il n’y a pas plus de « nouveaux » capitalistes que de nouveau capitalisme. Cette conception platement sociologique de la réalité comporte évidemment mille implications : dénoncer l’« oligarchie financière » comme la responsable de la misère des ouvriers. C’est ramener la lutte pour la destruction du capital comme rapport social à un problème de gestion de capitaux : les actuels gauchistes ont actualisé le thème en appelant les ouvriers à dénoncer les « 100 familles » les plus riches de chaque pays comme responsables de l’« inégalité économique ». Les bolcheviks avaient également leur version politique : leur mot d’ordre lors des manifestations précédant l’insurrection d’octobre était : « à bas les 10 ministres capitalistes »… comme si eux abattus, l’argent était aboli. Que les « 100 familles » et les « 10 ministres » barreront la route qui mène à l’organisation d’une société sans classe, nous en sommes convaincus. Mais l’essence de la dictature du capital ne peut se résumer à quelques-uns d’entre ceux qui la personnifient : l’Etat bourgeois exprime avant tout la domination de la valeur, comme être profond de la société, déterminant l’organisation en force de la bourgeoisie. C’est la loi de la valeur qui doit être détruite et pour cela, dénoncer ses gestionnaires ne suffit pas, pas plus que de les remplacer par des « révolutionnaires » ou des « ouvriers » aussi convaincus soient-ils du bien fondé de leurs intentions, car ces derniers, en occupant simplement l’Etat, ne pourraient qu’obéir aux injonctions de la classe qui s’y est organisée et ne feraient en définitive que lui apporter une caution plus radicale. Détruire l’Etat bourgeois est la seule perspective révolutionnaire et cela n’a rien à voir avec les problèmes de bonne ou mauvaise répartition des richesses. Détruire l’Etat ne peut être que l’organisation de la destruction de la valeur par l’abolition progressive du travail salarié ! Le prolétariat s’attaque réellement à l’Etat quand il porte cette perspective dans sa lutte, quand il rentre en grève sans tenir compte de l’économie nationale (c’est-à-dire en la sabotant) et quand il refuse de nourrir le capital de sa force vivante ; à ce moment, ce sont toutes les bases de la société capitaliste qui tremblent, des « 100 familles » aux syndicalistes et aux gauchistes en passant par toutes les forces qui tentent de maintenir l’Etat bourgeois en place. En luttant en dehors et contre toute structure de l’Etat, en attaquant l’échange marchand, en affrontant toutes les fractions bourgeoises qui défendent l’économie nationale, le prolétariat rompt la corde dans laquelle les gauchistes entendent le maintenir, celui d’une meilleure gestion du travail et d’une répartition plus juste de son produit. Les nécessités mêmes de la lutte font apparaître clairement que le prolétariat ne vise pas à éliminer quelques défenseurs du salariat, mais bien à abolir le travail salarié en lui-même !
« 3. L’exportation des capitaux, à la différence de l’exportation des marchandises, prend une importance toute particulière ; […] » (Lénine, « L’impérialisme, stade suprême… »)
En caractérisant l’« ancien capitalisme, où régnait la libre concurrence » par « l’exportation des marchandises » et le « nouveau » capitalisme « où règnent les monopoles » par « l’exportation des capitaux », Lénine ne fait que poursuivre son infatigable recherche de nouveautés qui seraient propres à l’époque de l’impérialisme et qui ne font en fin de compte qu’idéaliser le passé, le XIX° siècle, pour mieux camoufler de cette manière le contenu invariant de l’auto-organisation prolétariat/bourgeoisie. Tout le processus de généralisation du développement capitaliste à l’ensemble du monde montre pourtant que le capital est par essence impérialiste : l’attirance de la valeur pour les endroits où les possibilités de valorisation sont plus fortes, est une caractéristique permanente du capital. La valeur, comme la nature, a horreur du vide : elle s’investit là où les conditions de valorisation du nouveau capital obtenu lui semblent les plus intéressantes. Cette tendance à l’élargissement du capital initial, cette tension vers le monopole (et la concurrence qu’elle entraîne chez les capitalistes !) a toujours existé et n’est en rien caractéristique d’une quelconque phase « progressiste » du capitalisme dit de « libre échange ». Le capital ne s’est jamais développé dans un pays puis à l’étranger, à tel point qu’il est impossible de définir le capital d’un point de vue national, même si les contradictions entre capitalistes concurrents amènent les gouvernements « nationaux » à défendre les uns ou les autres par des mesures protectionnistes visant à réprimer l’expansion « naturelle » des gros capitaux. L’exportation de capitaux ne caractérise donc rien d’autre… que le développement du capital lui-même depuis son origine !
« Si du capital est envoyé à l’étranger, ce n’est pas parce qu’il y aurait impossibilité absolue de l’employer à l’intérieur. C’est parce qu’il peut être employé à l’étranger à un taux de profit supérieur. » (K. Marx, Le Capital III)2
La recherche de profit a toujours déterminé le capital à s’expatrier et à s’investir là où il avait de meilleures chances de s’engrosser. Le capital a toujours été impérialiste. Son terrorisme s’exerce, par essence, par-delà toute frontière nationale.
« 4. Formation d’unions internationales monopolistes de capitalistes se partageant le monde,
5. Fin du partage territorial du globe entre les plus grandes puissances capitalistes. […] » (Lénine, « L’impérialisme, stade suprême… »)
L’histoire a tranché d’elle-même : la formation de monopoles capitalistes se partageant le monde a conduit… à de nouvelles guerres entre les différents monopoles et donc à un repartage des capitaux entre les diverses fractions capitalistes petites ou grandes. Encore une fois, il ne pouvait en être autrement parce que le moteur de la concentration capitaliste est la concurrence et que les besoins du capital sont insatiables. Figer le développement du capital dans ce que Lénine appelle son « stade suprême » – l’impérialisme – c’est induire la nécessité d’une lutte contre, et donc aussi entre, les grandes puissances. Une telle conception exprime implicitement le passage de la lutte, classe contre classe au soutien à la guerre, nation contre nation. Le livre que Lénine et tous ses apologues gauchistes contemporains nous présentent comme un ouvrage de vulgarisation n’est autre qu’une autojustification de son changement de position sur la guerre et la lutte de classe. Il est tout à fait remarquable qu’il ait réussi à écrire un livre traitant du développement du capitalisme et de sa fin catastrophique sans nous parler une seule fois du prolétariat, toute sa thèse apparaît comme une justification pour faire disparaître le prolétariat comme sujet de la révolution, celle-ci dépendant dès lors de l’état des forces de l’ennemi, de sa politique économique, de son économie politique. Lénine identifie le prolétariat aux ouvriers civilisés des grands centres industriels européens, le communisme à la national-socialisation des moyens de production, la révolution… à une paix sans annexion ; en revendiquant une paix « juste », c’est tout simplement la paix impérialiste qui est proposée, c’est-à-dire une paix blanche, laissant à chaque nation, sur base des ruines causées par la guerre, les mêmes possibilités de « reconstruction du pays » – entendez d’exploitation du prolétariat – de même, le mot d’ordre du « libre droit des nations à disposer d’elles-mêmes » n’est rien d’autre que la revendication de la possibilité de chaque groupe capitaliste particulier d’exploiter librement « ses » prolétaires. Avant qu’il ne se « stalinise » complètement, Radek, en 1907, avait défendu contre Lénine la seule position de classe au sujet de la question nationale : il avait rappelé que face à toute prise de position pour l’établissement de nouveaux postes-frontières sous couvert d’autodétermination nationale, le seul mot d’ordre acceptable restait pour le prolétariat : « à bas les frontières ! » Imaginer « la fin du partage territorial du globe entre les plus grandes puissances capitalistes », c’est nier la concurrence, le mouvement des pôles de concentration du capital, la lutte des classes… l’impérialisme, c’est-à-dire la volonté permanente de chaque regroupement de capitalistes d’étendre ses frontières et sa puissance économique au-delà des limites fixées par les précédentes guerres. Il est absurde de fixer comme définitif le dernier partage auquel sont parvenus les carnassiers capitalistes. Le capital est mouvement : il se déplace, s’investit se concentre en fonction des possibilités de valorisation existantes. Les grandes puissances ne restent puissantes qu’autant qu’elles parviennent à maintenir un taux de profit suffisamment élevé pour continuer à favoriser leur expansion, leur impérialisme ! Des capitaux, aussi forts soient-ils, s’ils ne parviennent à s’investir au bon endroit, au bon moment, s’écroulent aussi rapidement qu’ils se sont accrus. Incapables d’investir un marché, de développer les forces productives pour favoriser la valorisation, les capitaux se déplacent et s’en vont ailleurs répandre l’odeur macabre de l’argent. C’est ainsi que le capital a pu faire du Portugal un désert économique alors qu’il constituait une des plus grandes puissances des XV° et XVI° siècles, et que d’un autre côté, il a bâti sur un désert, la puissante fraction capitaliste israélienne ! Faire d’un désert un point de concentration/centralisation du capital et transformer une puissance économique en ruines, telle est la perpétuelle réalité mouvante à laquelle la loi implacable du développement de la valeur soumet le monde. Rentrer dans la défense et le soutien aux « petits pays capitalistes » écrasés par les « mammouths impérialistes » ne constitue rien d’autre que le renforcement du capital comme rapport social mondial. Le prolétariat n’a pas à se situer sur le terrain de la concurrence capitaliste ; soutenir une clique d’exploiteurs qui ramassent des claques de la part d’autres capitalistes plus costauds… c’est avant tout soutenir sa propre exploitation comme classe même si elle est le fait de « petits » patrons. Les prolétaires au Nicaragua ont eu le temps de s’en rendre compte, eux qui pour s’être engagés derrière la lutte qu’a menée la fraction bourgeoise opposés à Somoza, paient aujourd’hui leurs erreurs en étant plus que jamais soumis à la terreur des nouveaux généraux « rouges » arrivés au gouvernement et qui, pour toute récompense leur ont proposé (outre les photos de Sandino et les drapeaux rouges) des samedis de travail bénévole pour reconstruire le « pays », « la patrie ou la mort »… La concurrence entre capitalistes n’est pas le terrain de la lutte de classe. Mais les anti-impérialistes ont une conception de la concurrence assez particulière : ils ne parlent de concurrence que lorsque les différentes fractions en lutte partent avec des chances relativement égales et si tel n’est pas le cas, le conflit inter-capitaliste sera décrit comme un phénomène de domination d’un pays sur l’autre, comme une oppression nationale subie par tout un peuple et déterminant donc des tâches spécifiques au prolétariat local ! Le tour de passe est réalisé : tout en ne niant pas l’existence de la concurrence inter-capitaliste où le prolétariat n’a pas plus à soutenir un camp que l’autre, on reporte la participation des ouvriers à la guerre dans des conflits où le désavantage flagrant d’un concurrent par rapport à l’autre impliquerait un soutien prolétarien ! Selon les idéologies, les différentes sectes anti-impérialistes présentent ce soutien comme étant plus ou moins critique, momentané, tactique… et qu’une fois le nouveau pouvoir établi, le prolétariat peut reprendre sa lutte autonome contre l’exploiteur. Les innombrables guerres de libération ont démontré pratiquement qu’une fois la nouvelle organisation de l’Etat capitaliste mise en place, les prolétaires embrigadés dans le camp progressiste sont incapables de l’affronter, tous soumis qu’ils sont à l’idéologie et à la terreur anti-impérialiste qui les force maintenant à œuvrer à la reconstruction de « leur » « nouvelle » économie nationale de merde !
Toutes les guerres sont contre le prolétariat ! Quels que soient les martyrs sur lesquels essayent de nous faire pleurer les gauchistes pour nous faire épouser leur sainte cause (Allende, Romero, Sandino, Lumumba, Aquino, Ali Bhutto, etc.), il s’agit à chaque fois d’envoyer des ouvriers se battre entre eux pour des intérêts qui ne sont pas les leurs. Le prolétariat a pour perspective l’abolition de l’exploitation et non pas son report, même momentané, dans les mains de nouveaux gestionnaires ; l’Algérie, le Viêt-Nam, le Nicaragua, l’Angola, le Zimbabwe, le Cambodge, le Portugal, les Philippines… sont autant d’exemples de guerre de libération nationale ayant conduit à la mise en place de nouveaux régimes rouges terrorisant le prolétariat et bénéficiant en plus du merveilleux prétexte/chantage : si vous ne marchez pas main dans la main avec la « démocratie populaire », c’est « contre le socialisme » que vous luttez ! Qui peut citer une guerre de libération nationale où le prolétariat aurait gagné quelque chose ? Faire de l’anti-impérialisme une question à part ne peut que conduire les ouvriers à se jeter dans la gueule des loups nationalistes. Crèvent les gauchistes !
L’anti-impérialisme : pire produit de l’impérialisme !
L’impérialisme existe depuis la naissance de l’échange et l’apparition des sociétés de classe. La volonté des propriétaires privés de conquérir les richesses des propriétaires voisins est inhérente à l’existence et au développement de l’argent. L’impérialisme n’est d’aucune façon une caractéristique particulière du capitalisme ; le capital n’a fait que généraliser la brutale volonté de la valeur à se valoriser et à s’investir par tous les moyens là où sa dictature peut s’exercer à son plus grand avantage. L’impérialisme n’est pas un vice du capital, pas plus qu’une manifestation désagréable des excès de quelques-uns de ses plus cruels gestionnaires. Si tant est qu’on ne le restreint pas à une catégorie de l’économie politique, l’impérialisme exprime l’essence capitaliste en ce qu’elle est concurrence impitoyable entre capitaux et que la concurrence est le moteur substantiel de la valorisation, son mode de vie.
« Sur le plan conceptuel, la concurrence n’est rien d’autre que la nature interne du capital, sa détermination essentielle apparaissant et étant réalisée comme action réciproque des différents capitaux ; c’est la tendance interne du capital apparaissant comme une nécessité externe. » (Karl Marx, Grundrisse I)
L’essence mondiale du capital induit son caractère directement impérialiste. Le marché mondial est le champ d’expansion du capital et en même temps sa limite ; les guerres qui se déroulent dans ce cadre expriment les volontés d’expansion et de valorisation des différents capitaux, en même temps qu’elles tentent essentiellement de détruire le prolétariat comme unique limite révolutionnaire au développement, de toute façon impérialiste, du capital. L’anti-impérialisme tel qu’il est conceptualisé tant par les libéraux que par les gauchistes se limite à une critique de la concurrence lorsqu’un des protagonistes se trouve dans un rapport de force trop favorable. L’anti-impérialisme apparaît alors comme la justification idéologique du concurrent écrasé et cela pour mieux camoufler l’écrasement du prolétariat dans et par la relation guerrière de l’ensemble des bourgeois en guerre qu’ils soient de force égale ou non ! Bourgeois de gauche et de droite referment leur piège en nous poussant à choisir entre les camps capitalistes en présence. Mais entre deux gangs, il n’y a pas de « moindre mal » ; le capital faible (opportunément « anti-impérialiste ») reste l’assassin du prolétariat ! Le pire, entre deux camps bourgeois… c’est d’en choisir un ! Tout l’anti-impérialisme peut être résumé dans le perpétuel transfert de la contradiction entre classes à celle entre gangs nationalistes ; la critique anti-impérialiste renforce et soutient la prédominance de la contradiction inter-bourgeoise pour mieux réaliser l’atomisation/destruction du prolétariat dans et par la guerre, nation contre nation. Les anti-impérialistes cachent, avec le « rouge » de leurs discours, la seule perspective prolétarienne face à la guerre : le défaitisme révolutionnaire.
L’anti-impérialisme part d’une critique réformiste, qu’elle soit armée ou non, des excès du capital : nous ne luttons pas pour détruire l’une ou l’autre des manifestations les plus brutales de l’enfer capitaliste, mais contre le rapport social qui lui est inhérent, contre l’exploitation du prolétariat par l’Etat bourgeois mondial, contre la loi terroriste de la valeur. Impérialisme et anti-impérialisme sont les mamelles droite et gauche du capital. C’est sa tentative pour conserver les critiques qui lui sont faites dans le cadre du perpétuel aménagement/maintien de l’esclavage salarié. A l’impérialisme, le capital « oppose » le cadre de sa propre alternative et propose ses catégories éco-politiques pour le comprendre et le réformer. Aux fascistes, aux protectionnistes conservateurs, aux faucons, aux impérialistes, aux réactionnaires… le capital renvoie l’image inversée mais tristement complémentaire de ses bêlantes colombes, de ses humanistes cyniques, de son progressisme pragmatique bref… de ses flics de gauche. La critique réformiste des excès du capital s’est affirmée dans mille et une théories aussi caduques les unes que les autres. L’anti-impérialisme, comme catégorie de l’économie politique trouve son fondement chez Sismondi. Pour lui, la concurrence ne conduit pas à l’équilibre et au bien-être mais provoque la misère de la surproduction. Comme les capitaux ne se concentrent et ne s’investissent qu’en certains lieux bien précis du globe terrestre, cette « répartition inégale des richesses » engendre une sous-consommation qui est elle-même la cause de la surproduction. Sismondi est le fondateur de cette conception de l’échange inégal, conception largement répandue aujourd’hui, qui tente d’induire que les prolétaires des pays où sont concentrés d’énormes capitaux exploitent les prolétaires des pays « sous-développés » par le mécanisme d’un échange soi-disant inégal. Les tiers-mondistes, les anti-impérialistes sont les principaux défenseurs de cette thèse. Ils « oublient » deux choses : que les marchandises sont toujours vendues à leur valeur c’est-à-dire relativement à la quantité de travail humain, social, abstrait, cristallisé en elles et que c’est le marché mondial qui abstrait les quantités de travail concrètement fixées dans telle ou telle marchandise.
Les anti-impérialistes « modernes » ont repris les théories de Sismondi pour les appliquer à ce qu’ils nomment le « capitalisme développé » : la répartition inégale et l’accumulation toujours croissante du capital provoquent une chute de la demande et du taux d’expansion du capital ; comme il n’y a plus de consommateurs solvables, apparaît alors l’impérialisme comme manifestation du désir de conquête de nouveaux marchés. Tout ce fatras idéologique, ce plâtras pour gauchistes en mal d’idéologies repose sur des conceptions qui, comme nous l’avons vu tout au long de ce texte, se limitent à une critique du capital dans et pour la défense des rapports de production capitalistes. Derrière leurs critiques larmoyantes ou armées de l’agressivité du capital, les gauchistes guident les prolétaires dans les tranchées, renforçant ainsi la pression des fusils braqués dans leurs dos par la gendarmerie. Pris dans cette tenaille, les ouvriers n’ont qu’une perspective : retourner les fusils contre tous leurs ennemis, qu’ils portent l’uniforme ou qu’ils se déguisent en « communistes ». L’anti-impérialisme n’est pas une guerre contre la guerre, mais bien une autre manière de participer à la guerre impérialiste.
Le décadentisme : maladie sénile de la social-démocratie !
« Le mouvement zimmerwaldien avait déjà affirmé que la crise mondiale était déterminée par l’impérialisme et il avait expliqué que « impérialisme » signifie période historique des monopoles nationaux et internationaux, qu’impérialisme signifie exactement dépassement de la libre initiative individuelle. Tout le mouvement qui fait suite et qui culmine avec la formation et l’expansion de l’Internationale Communiste est fondé sur cette thèse primordiale, le caractère économique d’une valeur essentiellement marxiste. Si l’on n’accepte pas cette thèse, on ne peut pas appartenir à l’Internationale, on ne peut être ni communiste ni révolutionnaire. L’affirmation de cette thèse est l’affirmation de l’existence, à l’échelle mondiale, des prémisses économiques, des conditions objectives nécessaires et indispensables à l’avènement du communisme. […] Les capitalistes veulent défaire l’organisation sociale née de la phase impérialiste dans la mesure où celle-ci contient l’élan vital vers le communisme. » (Gramsci, “La défaite” in “L’Ordine Nuovo”, 5 avril 1921)
Cette perle décadentiste de Gramsci évoque ici les conceptions de Lénine sur l’impérialisme en reprenant à peine plus grossièrement ses bêtises. On y retrouve cette vision ultra répandue au sein de la social-démocratie, d’un capitalisme qui a permis la mise à jour « des conditions objectives indispensables à l’avènement du communisme ». La révolution n’est plus qu’une question « subjective ». La conquête (armée ou non) du pouvoir par le « parti » et la gestion du mode de production existant, par les conseils ouvriers. Le développement des forces matérielles de l’humanité met chaque fois plus à jour l’horrible absurdité d’un monde toujours plus incapable de subvenir aux besoins les plus élémentaires de l’homme, mais cette société n’est pas réductible à cet « objectivisme » glacial avec lequel les staliniens nous décrivent systématiquement le développement des forces productives du capital. Le communisme passe par la destruction des forces « objectives » capitalistes. Ces dernières ne sont des « conditions » pour la révolution qu’en termes d’entraves ! Le progrès bourgeois (qui passe entre autres par le développement de la capacité productive pour le capital) s’oppose au communisme ! En faisant l’apologie du progrès bourgeois, même avant 1914 ( !) les diverses écoles décadentistes retombent inéluctablement dans l’apologie du gestionnisme, du progressisme, du gradualisme, du positivisme. En justifiant la rupture, formelle, d’avec la social-démocratie sur base d’une nouvelle période mettant à jour de nouvelles tâches – « enfin révolutionnaires » ( !) – les décadentistes ont exprimé leur soutien au développement du capital durant les longues nuits de la contre-révolution et empêchent un réel bilan de l’activité révolutionnaire des années de la pacification sociale qui ont précédé 1917-1921. La bourgeoisie a ainsi pu, dans et par la caution apportée à la social-démocratie, développer son appareil politique contre la guerre sociale. L’encadrement des ouvriers combatifs par les réformistes détruit les velléités du prolétariat à s’organiser en classe. A l’encontre des décadentistes de tout poil nous réaffirmons avec force que la rupture dans les tâches que s’adonne le mouvement révolutionnaire n’est pas plus « périodique » que « géographique » ; elle est essentiellement et de façon permanente sociale et programmatique. La lutte entre deux classes aux projets et besoins antagoniques induit une opposition, une guerre constante où, à aucun moment, que ce soit dans une phase révolutionnaire ou une période de paix sociale, le prolétariat n’a intérêt – de son point de vue – à soutenir une partie du programme de son ennemi : le progressisme bourgeois n’est que le progrès dans la contre-révolution. Les structures d’encadrement des ouvriers mises en place par l’Etat bourgeois, hier, aujourd’hui et demain, ne peuvent être l’objet d’aucun soutien (tactique, critique ou autre). A tout besoin social – et le besoin de lutte est pour le prolétariat son besoin vital – correspond la nécessité pour la bourgeoisie, d’y répondre dans son intérêt. Toute la force du capital réside dans le fait d’avoir pu récupérer et transformer les symboles, les structures, les drapeaux, les mots d’ordre, les énergies… révolutionnaires, en leur contraire. La nécessité de la bourgeoisie d’aménager l’exploitation et de répondre par tous les moyens à la révolte contre cette exploitation, est aussi permanente que cette révolte. La social-démocratie, créée en pleine période de contre-révolution a immédiatement et systématiquement répondu à l’obligation du capital de détruire le besoin de lutte du prolétariat en l’enfermant dans le syndicalisme et le parlementarisme, en réduisant la « lutte » à la gestion immédiate, économique… de la force de travail, en poussant toujours plus les ouvriers dans les toiles d’araignée de la négociation et du compromis avec ses ennemis. La pratique réformiste a conduit Bernstein à dire tout haut ce que les sociaux-démocrates faisaient « tout bas » : le mouvement (de réforme) est tout, le but final (révolutionnaire) n’est rien. Kautsky et à sa suite toute la clique réformiste honteuse, en menaçant hystériquement d’exclure Bernstein pour ses « hérésies » n’a fait que tenter de voiler l’évidence de l’essence contre-révolutionnaire du programme social-démocrate. Pour toutes ces raisons, les communistes ne se revendiquent en rien de ce qui a constitué les bases de la gauche bourgeoise social-démocrate, fausse alternative de « lutte » pour les ouvriers trop crédules ; ils affirment la continuité du mouvement communiste dans tout ce qui a rompu avec la pratique social-démocrate et la revendication de la rupture ne peut pas se résumer à la vie politique de tel ou tel individu ou courant politique.
On ne tente pas d’expliquer l’origine des ruptures de classe des révolutionnaires en justifiant a posteriori leur lutte au sein d’organismes contre-révolutionnaires (pour ensuite justifier la pratique de l’organisme lui-même !) ; les communistes n’ont pas de problème de « paternité », l’attachement à la « famille » révolutionnaire est une manière de nier l’impersonnalité du programme. Le fil historique sur lequel circule le courant communiste n’est pas plus une question de « personne » que d’organisation formelle, c’est une question de pratique, cette pratique étant portée tantôt par tel individu, tantôt par telle organisation. Laissons donc les décadentistes séniles caqueter sur leurs arbres généalogiques, à la recherche de leurs papas. Occupons-nous de la révolution ! La social-démocratie s’est constituée en organisation de la défense du salariat en prenant pour prétexte la défense des salaires ! Les communistes n’ont pas à soutenir, en quelque lieu ou quelque temps que ce soit le développement de l’appareil politique de la bourgeoisie. Anti-impérialiste ou luxemburgiste, la théorie de la décadence n’est qu’une science bourgeoise visant à justifier idéologiquement la faiblesse du prolétariat dans sa lutte pour un monde sans valeur.
1 La citation exacte, au tout début du texte est la suivante : « L’impérialisme est le stade suprême de développement du capitalisme. Dans les pays avancés, le capital a débordé le cadre des Etats nationaux et substitué le monopole à la concurrence, en créant toutes les prémisses objectives pour la réalisation du socialisme. »
2 Cette citation est telle qu’elle apparaît dans le livre de Pannekoek, « La théorie de l’écroulement du capitalisme », 1934. La citation exacte est la suivante: « Lorsqu’on envoie du capital à l’étranger, on le fait, non parce qu’il est absolument impossible de l’employer dans le pays, mais parce qu’on peut en obtenir un taux de profit plus élevé. » (K. Marx, Le Capital III)