[Antithesi] Contre la position léniniste sur l’impérialisme – La guerre capitaliste signifie la paix sociale

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Source en anglais : https://antithesi.gr/?page_id=1138

/ GUERRE de CLASSE / Nous publions ici notre traduction en français d’un texte du groupe Antithesi, qui est à lire parallèlement au « vieux » texte du GCI « Théorie de la décadence, décadence de la théorie. Le pire produit de l’impérialisme : l’anti-impérialisme » (que nous republierons très prochainement).

A l’heure où le cours inexorable du capitalisme vers la guerre généralisée s’accélère et s’étend (Ukraine, Gaza, Iran, etc.), à l’heure où toutes les mobilisations pour ces guerres bourgeoises se font encore et toujours au nom de la paix, de la liberté, de la prospérité pour tous, de l’antifascisme et de l’antiimpérialisme… une critique implacable de ce dernier nous semble plus que nécessaire afin de lutter contre tout campisme !

A ce titre, le texte d’Antithesi est incontestablement très pointu et incisif, malgré le désaccord évident que nous ne pouvons qu’exprimer envers leur vision de la social-démocratie et de la deuxième internationale, qui bien qu’elle ait incorporé des militants révolutionnaires dans ses rangs (avant que ceux-ci n’affirment leur rupture), n’a jamais été rien d’autre qu’une internationale de la contre-révolution et du désarmement de notre classe.

Bonne lecture,
GdC.

Contre la position léniniste sur l’impérialisme

Notre objectif initial, avant de publier en anglais le texte sur la guerre en Ukraine “War and Crisis”, était de rédiger, avec d’autres camarades, un article plus large et complet qui inclurait, en plus du texte sur la situation actuelle, une critique de l’impérialisme et de l’anti-impérialisme sur la base d’une compréhension pointue du capital, de l’État et du marché mondial. Une compréhension du capital en tant que rapport social de production, de l’État en tant que forme politique de la domination du capital, et du marché mondial en tant que caractéristique distinctive et élément essentiel du capitalisme et en tant que condition nécessaire à l’existence des États-nations. En outre, l’article devait inclure une polémique contre le nationalisme de gauche et les diverses formes de bellicisme et d’« union sacrée » entre les classes, ainsi qu’une défense du défaitisme révolutionnaire. Malheureusement, les circonstances n’ont pas permis de terminer cet article d’une seule traite et ses parties sont publiées en tant que textes distincts.

Antithesi & Friends

Le concept d’impérialisme a été utilisé au XXe siècle pour décrire deux phénomènes principaux : d’une part, l’agression militaire des États capitalistes (guerres impérialistes, occupation militaire et conquête territoriale) et, d’autre part, l’expansion mondiale du mode de production capitaliste dans tous ses aspects économiques, politiques, sociaux et culturels.

Étant donné que Marx considérait comme des aspects inhérents au capitalisme son caractère mondial et son expansion, il n’avait pas besoin d’un concept spécifique pour se référer à ces phénomènes. En outre, bien qu’il ait attaqué avec véhémence la violence, l’oppression et l’exploitation du colonialisme, il pensait également que le processus de modernisation capitaliste créait les conditions d’une situation historique dans laquelle l’humanité pouvait créer une forme de société émancipée (même s’il ne considérait pas qu’il était nécessaire que toute forme sociale précapitaliste passe par le processus d’« accumulation primitive » capitaliste sur la voie de l’émancipation).

C’est pourquoi, lorsque nous rencontrons le concept d’impérialisme (ou alternativement le concept d’empire) chez Marx, il a un sens complètement différent de celui qu’il a pris au 20e siècle : il est utilisé comme synonyme de bonapartisme ou de césarisme, c’est-à-dire d’un régime politique autoritaire agissant en faveur des intérêts de la bourgeoisie en général. Le terme d’impérialisme est donc utilisé chez Marx en raison de sa référence directe au régime de l’Empire romain (imperium), où le pouvoir est concentré en la personne de l’empereur, qui l’emporte sur les factions rivales des patriciens. Dans le concept marxien d’impérialisme ou de bonapartisme, le pouvoir du parlement et plus généralement des institutions libérales de représentation démocratique est supplanté par l’exécutif, l’administration de l’État est rendue indépendante des diktats des différentes factions de la bourgeoisie, tandis que le dirigeant, en la personne duquel est concentré le pouvoir de l’État, tente de gagner les « classes inférieures » par des avantages et des slogans démagogiques qui, bien entendu, n’affectent en rien l’exploitation capitaliste du travail (un phénomène qui, dans la terminologie moderne, est appelé « populisme »). L’État apparaît ainsi comme une institution neutre qui se tient au-dessus de la société. Comme l’écrit Marx dans l’un de ses écrits sur la Commune de Paris, l’impérialisme est la forme suprême du pouvoir étatique bourgeois : si l’État a été à l’origine utilisé par la bourgeoisie pour s’émanciper du féodalisme, dans une société bourgeoise pleinement développée, l’État prend le caractère du pouvoir national du capital social total sur le travail par le biais de l’impérialisme/bonapartisme, puisqu’il se tient au-dessus des intérêts de l’une ou l’autre section de la bourgeoisie.

Cependant, le concept d’« impérialisme » revêt une signification très différente au 20e siècle. L’élément clé de ce nouveau concept a été formulé pour la première fois par l’économiste socialiste libéral anglais John Hobson dans son opus magnum intitulé Imperialism, publié en 1902. Bien qu’il ne soit pas marxiste, John Hobson a fortement critiqué la loi de Say selon laquelle « l’offre crée sa propre demande » et s’est fait connaître par sa théorie de la sous-consommation pour expliquer la Grande Dépression de la fin du 19e siècle. Selon sa théorie, la sous-consommation est due à la grande inégalité de la répartition des revenus. Les revenus limités du plus grand nombre s’accompagnent de l’épargne excessive de quelques riches, qui stagne car il devient difficile d’investir à l’intérieur du pays avec une rentabilité suffisante. Selon Hobson, c’est là le moteur de l’impérialisme, défini dans ce cas comme la recherche de nouveaux marchés et de débouchés d’investissement par le biais de l’expansion coloniale pour exporter le capital excédentaire, qui vise à résoudre la crise créée par la sous-consommation dans le pays concerné. Hobson considérait l’impérialisme comme un élément inutile et immoral du capitalisme dont celui-ci pouvait se débarrasser. Il propose notamment d’éliminer le capital excédentaire par la redistribution des revenus et la nationalisation des monopoles, c’est-à-dire par la réforme du capitalisme sans qu’il soit nécessaire de le renverser par la voie révolutionnaire.1

Outre le socialiste libéral Hobson, un certain nombre de marxistes, tels que Parvus, Kautsky, Hilferding, Rosa Luxemburg et Lénine, ont donné une signification similaire au concept d’impérialisme sans nécessairement être tous directement influencés par Hobson (par exemple, Parvus et Luxemburg). Le contenu commun qu’ils attribuaient tous à l’impérialisme était la tentative de trouver un moyen de sortir de la crise de reproduction du capital en conquérant de nouveaux marchés pour l’exportation de marchandises et de capitaux – indépendamment de l’interprétation que chacun d’entre eux donnait à la crise (crise de sous-consommation dans le cas de Luxemburg, crise de surproduction dans le cas de Parvus, disproportion entre les secteurs de la production capitaliste dans le cas de Hilferding et de Lénine, et ainsi de suite).

L’ouvrage théorique le plus important et le plus influent sur lequel se sont basés plus ou moins tous les marxistes susmentionnés est le livre de Rudolf Hilferding, Le Capital Financier, publié pour la première fois en 1910. Dans cet ouvrage, Hilferding, influencé par Parvus et Hobson, introduit le concept de capital financier comme le stade ultime du capitalisme. Comme il l’écrit :

« Le capital financier signifie en fait l’unification du capital. Les secteurs, autrefois distincts, du capital industriel, commercial et bancaire, sont désormais sous le contrôle de la haute finance, où les magnats de l’industrie et des banques sont étroitement associés. Association elle-même fondée sur la suppression de la libre concurrence des capitalistes entre eux par les grandes unions à caractère de monopole, qui a naturellement pour conséquence de changer les rapports de la classe capitaliste avec le pouvoir d’État. […] La politique du capital financier poursuit ainsi trois objectifs : premièrement, créer un territoire économique le plus vaste possible, qui sera, deuxièmement, protégé par de hautes barrières douanières contre la concurrence étrangère, et deviendra ainsi, troisièmement, un territoire réservé aux unions nationales à caractère de monopole. »2 Le capital financier est le stade ultime du capitalisme et à ce stade ultime, selon Hilferding, le capitalisme présente les caractéristiques suivantes :3

  • la formation de trusts, de cartels et d’entreprises généralement monopolistiques (qui abolissent la concurrence capitaliste),
  • la fusion du capital bancaire et industriel en capital financier,
  • l’abandon du libre-échange et son remplacement par le protectionnisme en faveur des monopoles nationaux,
  • la subordination de l’État aux monopoles et au capital financier,
  • et l’élaboration de politiques expansionnistes d’annexion coloniale et de guerre par lesquelles les États soutiennent le mouvement de « leur » capital. La concurrence entre les capitaux individuels se transforme en rivalité géopolitique entre les États-nations en fonction de la puissance de chacun.

Hilferding décrira plus tard cette phase capitaliste comme le « capitalisme organisé ». Il existe une affinité avec la notion d’impérialisme/bonapartisme de Marx dans le sens où, comme le souligne Hilferding : « Le pouvoir économique signifie en même temps pouvoir politique. Le contrôle de l’économie donne la disposition du pouvoir d’État. Plus la concentration dans le domaine économique est forte, plus la domination de l’État est illimitée. Cette concentration de tous les pouvoirs de l’État apparaît comme le stade le plus élevé de sa puissance, l’État comme instrument impitoyable du maintien de la domination économique […] ».4 Mais il s’agit manifestement d’une erreur colossale : le fait que l’État revête le caractère de puissance nationale du capital social total sur le travail et s’élève au-dessus des intérêts des différentes sections de la bourgeoisie n’est en aucun cas nécessairement identique à l’abolition de la concurrence et à la fusion complète de l’État et des monopoles, ni à la concentration du pouvoir entre les mains des soi-disant « oligarques capitalistes » (dont la dictature peut ainsi être remplacée par la dictature des chefs de parti sur le prolétariat).

En substance, Lénine reprend intégralement cette position de Hilferding dans son ouvrage L’impérialisme, stade suprême du capitalisme et la développe. En bref, la définition qu’il donne est la suivante : « L’impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s’est affirmée la domination des monopoles et du capital financier, où l’exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan, où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s’est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes. »5

Selon Lénine, l’impérialisme est un capitalisme pourrissant, car tout monopole dans les conditions de la propriété privée des moyens de production tend à décliner. En outre, l’impérialisme est déjà un capitalisme à l’agonie, car la monopolisation signifie une nécrose de la concurrence due à la centralisation et, par conséquent, l’arrêt du développement des forces productives. La socialisation de la production est telle qu’elle contredit la propriété privée des moyens de production. Ainsi, selon Lénine, la voie de la révolution est ouverte. Cependant, la révolution n’apparaît pas automatiquement, mais nécessite l’action révolutionnaire consciente et organisée de la classe ouvrière, sous la direction, bien sûr, du parti.

Lénine affirmait que l’impérialisme est nécessairement le stade ultime du capitalisme et que ce stade était déjà en cours depuis le début du 20e siècle. Mais apparemment, il s’est lourdement trompé puisqu’un siècle plus tard, s’il existe encore des monopoles mondiaux, cela n’a pas empêché la reproduction d’un nombre infini de petits capitaux qui exploitent chaque jour des millions de prolétaires. Outre le fait que la théorie léniniste de l’impérialisme a entériné une conception de la révolution comme étant le transfert du contrôle de la production monopolistique des mains des capitalistes aux mains des dirigeants du parti, elle a également constitué la base idéologique de la légitimation du soutien des partis de gauche aux petits et moyens capitaux contre les monopoles et les banques, une position de longue date du parti communiste de Grèce et de la gauche grecque et internationale au sens large, qui n’est bien sûr en aucun cas contre le capital en tant que rapport social et contre le travail salarié.

En outre, Lénine a affirmé qu’au stade de l’impérialisme, le capitalisme devient parasitaire : « L’exploitation des nations opprimées, indissolublement liée aux annexions, et surtout l’exploitation des colonies par une poignée de « grandes » puissances, transforme de plus en plus le monde « civilisé » en un parasite sur le corps des peuples non civilisés, qui comptent des centaines de millions d’hommes. Le prolétaire de Rome vivait aux dépens de la société. La société actuelle vit aux dépens du prolétaire contemporain. »6 Au stade impérialiste, l’objectif immédiat est donc l’exploitation des pays faibles. Cela se fait par le biais de conquêtes impérialistes qui établissent une réalité économique internationale inégale dans laquelle les États impérialistes occupent une position dominante et les États et les peuples subordonnés aux impérialistes une position subalterne.

Par conséquent, la principale hypothèse de la théorie léniniste de l’impérialisme est que le sous-développement et les souffrances des peuples de la périphérie sont dus à la dépendance des pays de la périphérie à l’égard des pays de la métropole. Ce résultat est obtenu par le « pillage » de la périphérie et par l’« opération » de domination du capital national par le capital étranger.

Outre le fait que la thèse du « parasitisme » est clairement contre-révolutionnaire, puisqu’elle présente les prolétaires des pays capitalistes développés comme des exploiteurs des prolétaires des pays capitalistes moins développés, elle est également erronée. En raison de la productivité élevée du travail dans les pays capitalistes développés, le degré d’exploitation des travailleurs de ces pays est beaucoup plus élevé que celui des travailleurs des pays capitalistes moins développés. En outre, une telle position sur le parasitisme a pour conséquence de soutenir les mouvements de libération nationale, c’est-à-dire de renforcer le nationalisme et, en fin de compte, de soutenir l’établissement et le développement de relations capitalistes dans les pays « non développés ».

Un événement d’une importance décisive pour la diffusion de la politique anti-impérialiste et le développement des mouvements de libération nationale et anticoloniaux a été le 6e congrès du Comintern en 1928, qui a adopté la position selon laquelle l’impérialisme constituait un obstacle au développement industriel des colonies. À cette époque, de nombreux communistes avaient adhéré à la position marxiste plus ancienne, qui supposait que le colonialisme conduirait à long terme à l’industrialisation, considérée à son tour comme une condition nécessaire à l’émancipation générale de l’humanité. La position du Comintern reflète une contradiction centrale de la théorie et de la dialectique marxistes, à savoir la dialectique entre le capitalisme (et sa principale forme politique contemporaine, l’État-nation) et l’émancipation. D’une part, elle affirme avec force la conception marxiste de la progressivité du capitalisme dans la mesure où le développement intense et rapide du mode de production capitaliste est promu sous le pseudonyme de « socialisme », tandis que, d’autre part, l’expansion mondiale du capitalisme, sous le nom d’« impérialisme », est accusée de retarder et de bloquer le processus de modernisation dans les colonies, qui conduirait finalement à l’émancipation générale de l’homme. Par un mouvement qui rompt cette dialectique, le bon côté du capitalisme qui apporte le développement et donc la possibilité d’émancipation – et qui est mis en œuvre par un régime socialiste, c’est-à-dire capitaliste d’État, qui à un moment donné du processus deviendra communiste – est séparé de son mauvais côté destructeur et exploiteur, qui doit être combattu et qui reçoit le nom d’« impérialisme ». Ce dernier (le capitalisme à développement inégal) doit être combattu par les mouvements de libération nationale qui, au cours du processus, établiront des États-nations modernes, lesquels constituent l’environnement naturel pour le développement du capitalisme sous sa forme progressiste. Cette conception reflète mais aussi interprète mal la dialectique marxienne entre capitalisme et progrès, la privant de son caractère dialectique : la position de Marx selon laquelle le mouvement ouvrier doit exploiter le processus historique contradictoire du développement capitaliste est très éloignée de la position bolchevique selon laquelle ce processus de développement capitaliste doit être organisé et promu par le mouvement prolétarien, par le biais de la révolution politique et de la dictature du parti.7

Selon les théories dites « marxistes-léninistes » de l’impérialisme et du capitalisme monopoliste d’État, les grandes entreprises monopolistes fusionnent avec l’État, ce qui entraîne la formation d’une « économie capitaliste unique à l’échelle nationale ». Comme la forme de production monopolistique abolit la contrainte pour les capitalistes individuels d’augmenter leurs profits en développant les forces productives du travail, la seule chose qui peut concerner les monopoles d’État sur le marché mondial est la lutte pour des sphères de production politiquement sécurisées et pour la réalisation de surprofits monopolistiques. La stagnation de la phase monopolistique du capitalisme impose une sorte d’antagonisme sur le marché mondial, qui prend la forme d’une guerre et dont le contenu est le « partage du monde entre les grandes puissances ».8

Cependant, l’État, chaque État, qu’il soit petit ou grand, a comme caractéristique structurelle la tendance à s’étendre dans l’espace et/ou économiquement. Il s’agit là de la composante fondamentale du nationalisme, que l’on retrouve depuis le début de l’ère des États-nations et qui n’est pas une caractéristique particulière de l’État au stade de l’impérialisme, comme on le laisse entendre. De plus, le capitalisme n’a pas eu besoin d’atteindre un stade « spécial », « avancé » ou « ultime » pour commencer à « se partager le monde » – et nous nous référons ici aux rivalités interétatiques et non à une prétendue conspiration visant à neutraliser la concurrence capitaliste. Au contraire, la lutte pour le « partage du monde » n’a rien de spécifiquement capitaliste ; elle était le contenu du conflit des royaumes et des empires avant l’avènement du capitalisme et s’est poursuivie pendant son essor, même pendant la période dite de « libre-échange » qui a précédé le soi-disant « stade impérialiste », lorsque l’Empire britannique régnait en maître.

L’acceptation totale ou partielle des positions léninistes sur l’impérialisme conduit nécessairement à des conceptions problématiques et trompeuses :

  1. L’une des forces motrices du mode de production capitaliste est la concurrence entre les capitaux dans leur quête du profit maximum (l’autre étant la lutte des classes). Les monopoles existent et, pour Marx, ils apparaissent à la fois « naturellement » au sein du mode de production capitaliste, dans la mesure où le processus de reproduction élargie du capital est un processus de concentration et de centralisation du capital, et « artificiellement », par exemple dans le cas de la propriété des ressources qui sont ainsi monopolisées (et qui peuvent aller des brevets technologiques à la propriété de parcelles de terre à haut rendement). Pour Marx, cela n’abolit toutefois pas la concurrence et, par conséquent, la « loi de la valeur ». L’égalisation du taux de profit entre les entreprises ne doit pas être comprise comme l’établissement d’un équilibre stable où toutes les entreprises atteignent le même taux de profit, mais comme une situation de mouvement constant du capital atteignant différents taux de profit à la fois au sein d’un même secteur et entre différentes industries, dans laquelle le taux de profit moyen n’est qu’un « centre de gravité » autour duquel les différents taux se déplacent.9 En montrant dans le troisième livre du Capital que les pratiques de fixation des prix (ainsi que les niveaux variables de surcapacité) sont compatibles avec la loi de la valeur, Marx souligne que dans le système capitaliste, la productivité du travail et le taux d’exploitation sont les régulateurs ultimes du processus d’accumulation du capital. Le monopole ne peut être compris que comme une forme particulière d’apparition de la concurrence. Il ne peut échapper à la concurrence parce que les objectifs de chaque capital – réaliser le profit le plus élevé possible – sont en conflit avec les objectifs de tous les autres capitaux, du fait que la masse de plus-value du capital total est quantitativement limitée, tout comme les bases de la production de plus-value en termes de valeur d’usage (masse de la force de travail, durée de la journée de travail, intensité du travail, force productive du travail) sont limitées. Les profits de monopole ne peuvent être absolus. Ils ne peuvent pas non plus être permanents, car cela impliquerait que la concurrence des capitaux pour un meilleur rendement des investissements (mouvements de capitaux entre les différents secteurs en raison des différences de taux de profit) serait éliminée.

Au contraire, Hilferding et Lénine, qui considèrent les monopoles comme l’annulation de la concurrence, reprennent en fait le concept économique vulgaire de « concurrence parfaite » auquel on oppose le « marché monopolistique ».

  1. Le capital étant un rapport social, la notion de son « exportation » des pays forts vers les pays faibles est une énorme distorsion qui conduit à des idéologies sur l’« empire », les « centres de pouvoir transnationaux », etc. qui obscurcissent et mystifient l’adversaire de classe et qui, en fin de compte, dissuadent le prolétariat de mener sa lutte de classe contre les patrons capitalistes, s’ils sont du même pays. En effet, il est sous-entendu que, comme les capitaux individuels qui traversent les frontières conservent leur nationalité, leur concurrence avec les capitaux nationaux remplace ou même est assimilée à la lutte des classes, qui est ainsi paradoxalement transformée en une lutte entre les nations, menée par des sujets nationaux interclassistes. Une idée fausse se développe selon laquelle la classe ouvrière et la bourgeoisie d’un pays exploitent ensemble leurs homologues d’autres pays. Michael Heinrich écrit ce qui suit sur la question : « La caractérisation de l’impérialisme comme « parasitaire » est par conséquent problématique non seulement en raison de la teinte moralisatrice, mais aussi parce qu’il ne permet pas de saisir pourquoi l’exploitation d’une classe ouvrière étrangère est plus terrible que celle de son propre pays. Ce que Lénine entendait être une continuation de l’analyse de Marx n’a finalement plus grand-chose à voir avec sa critique de l’économie politique. »10

Théorie de la dépendance

La « théorie de la dépendance », formulée dans les années 1960 et 1970 par un certain nombre de théoriciens tels que Samir Amin et André Gunder Frank, est un développement de la théorie de l’impérialisme de Hilferding et de Lénine. Cette théorie a introduit la notion de division de l’économie mondiale en trois zones en fonction du niveau de développement capitaliste : centre, semi-périphérie, périphérie.

Selon la théorie de la dépendance, la plus-value est transférée des pays périphériques vers les pays du centre. Les pays de la périphérie sont maintenus dans un état permanent de sous-développement afin de servir les intérêts du capital monopolistique originaire des pays du centre. Cela permet au capital monopolistique étranger d’exploiter la périphérie sans concurrence de la part du capital local.

C’est ainsi qu’est introduit le concept (non marxiste) de l’exploitation des pays de la périphérie par les pays du centre. La théorie de la dépendance conduit non seulement à une nouvelle catégorisation des États, mais aussi à une nouvelle catégorisation des classes sociales dans chaque pays.

Ainsi, la classe ouvrière et la bourgeoisie du centre se distinguent de la classe ouvrière et de la bourgeoisie de la périphérie. En effet, selon la théorie de la dépendance, la classe ouvrière de la périphérie peut s’allier à la bourgeoisie correspondante au sein d’un front commun anti-impérialiste, tout comme la classe ouvrière du centre peut s’allier à la bourgeoisie correspondante en faveur de la politique impérialiste de l’État auquel elle appartient.

L’erreur de la théorie de la dépendance est qu’elle implique une théorie instrumentaliste de l’État. L’État est présenté comme une entité politique indépendante des rapports sociaux capitalistes qui peut être utilisée soit par le capital monopoliste pour servir ses intérêts particuliers, soit par une alliance de classe des travailleurs et des capitalistes des pays périphériques qui promouvra des politiques de développement et rapprochera ainsi le socialisme. Par conséquent, outre une théorie instrumentaliste de l’État, la théorie de la dépendance implique l’acceptation de la théorie des étapes vers le communisme. Selon nous, l’État est la forme politique des rapports sociaux capitalistes : un État capitaliste. En ce sens, tout État sert à la reproduction des rapports sociaux capitalistes comme une totalité. Cela ne signifie pas, bien sûr, que chaque État-nation sert la reproduction du capital mondial en général. Les États sont en concurrence (mais aussi en coopération) les uns avec les autres afin d’attirer le capital mondial à l’intérieur de leurs frontières nationales et ainsi de maintenir et d’accroître leur part de la plus-value mondiale. Cela implique à la fois la création des conditions nécessaires à la reproduction élargie du capital à l’intérieur des frontières nationales et le renforcement de l’accumulation basée sur l’exploitation du travail à l’intérieur des frontières d’autres États-nations. Il est évident que tous les États n’ont pas les mêmes possibilités de choix en ce qui concerne les stratégies d’accumulation qu’ils peuvent adopter.

Les raisons historiques et le succès ou l’échec de la stratégie d’accumulation de chaque État se reflètent dans le développement inégal et la formation d’une hiérarchie d’États capitalistes en constante évolution : la formation d’un « centre » capitaliste et d’une « périphérie » capitaliste11. En ce sens, tout État est impérialiste, puisque l’essence de l’impérialisme n’est pas le capital monopoliste, mais le processus concurrentiel de reproduction du capital total. En plus d’être erronée, la théorie de la dépendance conduit politiquement à la réconciliation des classes et à l’approfondissement des divisions nationales au sein du prolétariat mondial.12

Si nous acceptons les concepts de la « théorie de la dépendance », nous finissons par avoir du mal à comprendre la réalité. Il faudrait accepter que l’éclatement de la Yougoslavie, par exemple, soit entièrement dû à l’influence de puissances étrangères et non à la dynamique des conflits entre nationalismes et capitaux concurrents dans les États fédéraux constitutifs. Il faudrait accepter que toutes les guerres qui éclatent opposent des États fantoches toujours soutenus par de grandes puissances et leurs intérêts. Que les révoltes dans les pays en voie de développement sont déclenchées sans que les travailleurs, les habitants, les classes dirigeantes des pays respectifs ne jouent aucun rôle. La lutte des classes disparaît.

Le caractère contradictoire de cette théorie peut également être décelé si l’on examine les efforts des pays faibles pour rejoindre des organisations économiques transnationales telles que l’UE, l’Organisation mondiale du commerce, etc. La conclusion évidente est que ces organisations n’existent pas uniquement pour servir les intérêts du capital des États puissants. Leur objectif est l’intérêt du capital en général, c’est-à-dire de chaque classe dirigeante, qu’elle soit albanaise ou allemande, dans sa lutte pour exploiter la classe ouvrière. La richesse et l’accumulation du capital proviennent de l’exploitation du travail et non pas principalement du pillage des pays faibles.13

Anti-impérialisme

Les théories de l’impérialisme ont pris une place centrale dans les analyses d’une grande partie du mouvement de classe. L’impérialisme étant le stade suprême du capitalisme, la lutte anticapitaliste a également dû être transformée en lutte anti-impérialiste, qui est progressivement devenue une idéologie centrale (au sens de fausse conscience).

Au lieu de révéler les antagonismes de classe au sein des sociétés, c’est le ralliement de la nation contre les méchants impérialistes qui prévaut. Habituellement, la politique anti-impérialiste se limite à s’opposer au grand capital ou aux multinationales des grands pays capitalistes, en donnant un alibi aux petits ou grands patrons nationaux qu’elle considère comme des laissés-pour-compte.

« Le problème n’est donc plus que le capitalisme ait atteint tous les coins reculés de la planète et qu’il ait étouffé tous les domaines de l’activité humaine, transformant tout ce qu’il touche en marchandise. Le problème pour les anti-impérialistes est que l’expansion capitaliste est mise en œuvre de manière inégale et asymétrique, que dans certains États puissants le capitalisme est établi tandis que dans d’autres – les États dépendants – il est étranglé et incapable de se développer suffisamment. Nous ne pouvons que nous exclamer avec surprise : et alors ? Dans les pays « dépendants », n’y a-t-il pas toujours des marchandises et du travail salarié ; n’est-il pas vrai, là comme dans les « puissances impérialistes », que certains possèdent les moyens de production et que d’autres n’ont que leur propre force de travail à vendre, que certains donnent des ordres et que d’autres sont obligés d’obéir ? Les mêmes rapports d’exploitation ne prévalent-ils pas, et peut-être sous une forme encore plus dure ? Le fétichisme de la marchandise ne prévaut-il pas de la même manière que dans les pays développés ? Ou bien les gens y ont-ils pris le contrôle de leur vie et personne n’a pris la peine de nous en informer ? »14

L’opposition à l’anti-impérialisme va de pair avec l’opposition au nationalisme, car l’idéologie anti-impérialiste fonctionne comme un moyen d’inscrire l’idéologie nationale dans les mouvements radicaux qui revendiquent l’émancipation humaine issue de tous les types d’oppression. Les mouvements anti-impérialistes et de libération nationale sont les principaux mécanismes de subordination des revendications et des aspirations au changement social, à la liberté, à l’émancipation et au communisme (permettant de les soumettre au capital et à son État) et, par conséquent, de neutralisation et d’élimination effective de celles-ci par leur aliénation et leur transformation en mouvements réclamant des droits à l’État capitaliste et toutes sortes de politiques identitaires.15

La guerre capitaliste signifie la paix sociale

« Maintenant nous nous trouvons devant la réalité brutale de la guerre. Les affres d’une invasion ennemie nous menacent. Nous n’avons pas aujourd’hui à trancher pour ou contre la guerre, mais sur la question des moyens requis en vue de la défense du pays. La liberté future de notre peuple dépend pour beaucoup, sinon entièrement, d’une victoire du despotisme russe, qui s’est couvert du sang des meilleurs hommes de son propre peuple. Il s’agit d’écarter cette menace, de garantir la civilisation et l’indépendance de notre pays. Nous appliquons un principe sur lequel nous avons toujours insisté : à l’heure du danger, nous n’abandonnons pas notre propre patrie. Nous nous sentons par là en concordance de vues avec l’Internationale, qui a reconnu de tous temps le droit de chaque peuple à l’indépendance nationale et à l’autodéfense, de même que nous condamnons en accord avec elle toute guerre de conquête. Inspirés par ces principes, nous votons les crédits de guerre demandés. »16 C’est ainsi que le Parti social-démocrate d’Allemagne a envoyé le prolétariat allemand en 1914 au massacre de la Première Guerre mondiale.

Quelques jours plus tôt, un nationaliste français assassine Jean Jaurès, dirigeant pacifiste et antimilitariste du parti socialiste français, qui tentait d’organiser une grève générale franco-allemande contre la guerre à venir et une grève générale française en cas de déclaration de guerre par la France. Dans l’oraison funèbre prononcée par le dirigeant de la Confédération générale du travail (CGT), Léon Jouhaux, qui était contre la déclaration de grève et pour la participation à la guerre, a notamment déclaré : « … je crie devant ce cercueil toute notre haine de l’impérialisme et du militarisme sauvage qui déchaînent l’horrible crime… au nom des organisations syndicales, au nom de tous ces travailleurs qui ont déjà rejoint leur régiment et de ceux, dont je suis, qui partiront demain, je déclare que nous allons sur le champ de bataille avec la volonté de repousser l’agresseur ».17 Jaurès et l’influence qu’il aurait pu exercer au milieu d’une flambée nationaliste ayant disparu, les socialistes au parlement décident de suspendre toute activité susceptible de saboter la machine de guerre nationale, envoyant avec leur bénédiction le prolétariat français dans la boucherie de la Première Guerre mondiale.

Ce qui est intéressant, c’est qu’en Allemagne comme en France, les dirigeants de la classe ouvrière organisée ont évoqué l’« invasion » pour capituler devant la bourgeoisie de leur pays. Mais le même appel est également lancé par la bourgeoisie chaque fois qu’elle veut imposer l’unité nationale dans le cadre d’un conflit militaire. La guerre nationale est toujours présentée comme une action défensive contre les envahisseurs, quelle que soit leur forme. Et pour une guerre victorieuse, la paix sociale doit prévaloir.

En Allemagne, pendant la Première Guerre mondiale, ce pacte de coopération entre les classes s’appelait Burgfrieden (traduit librement par « la paix règne dans le château »), tandis qu’en France, il s’appelait Union sacrée. Dans les deux cas, les syndicats et les partis sociaux-démocrates déclarent un armistice pour défendre la patrie, en s’engageant à ce qu’aucune grève ne soit menée et qu’aucune revendication ne soit avancée par la classe ouvrière jusqu’à la fin de la guerre. Cela s’accompagnait bien sûr de la loi martiale et d’une censure sévère, puisque toute critique du gouvernement, de la guerre ou même du pacte de collaboration de classe était strictement interdite, sous la menace d’un fusil. Dans ce contexte, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht ont été emprisonnés de 1916 à la fin de la guerre.

La même voie de collaboration de classe a été suivie par la plupart des partis sociaux-démocrates et des syndicats des pays impliqués dans la guerre. Les bolcheviks, le parti socialiste italien, le parti socialiste serbe, le parti socialiste bulgare, le parti socialiste des États-Unis, le groupe international fondé par Luxemburg, Liebknecht, Clara Zetkin et Franz Mehring, ainsi que l’organisation ouvrière multiethnique Federación de Thessaloniki, font exception à cette règle. À l’époque, il n’y avait pas de parti socialiste en Grèce. Le Parti socialiste ouvrier de Grèce a été fondé en 1918 et a été rebaptisé Parti communiste de Grèce en 1924. La Federación était la partie ottomane de la Deuxième Internationale depuis 1911 et, au début de la Grande Guerre, elle a maintenu une position internationaliste et anti-guerre.

Quoi qu’il en soit, la Deuxième Internationale s’est effondrée. Cela signifie que des millions de prolétaires ont été poussés par leurs propres organisations, censées représenter leurs intérêts de classe, à devenir la proie des canons des capitalistes : 10 millions de soldats morts et 20 millions de blessés, dont la moitié d’entre eux estropiés à vie ; 10 millions de civils morts sous les bombes, de faim et de maladie. Un gigantesque abattoir d’êtres humains…

Il est évident que la Deuxième Internationale n’était pas un tout unifié. Il y avait une aile droite avec des représentants comme Ebert (qui deviendra plus tard président de l’Allemagne lorsque Luxemburg et Liebknecht seront assassinés), le centre avec des réformistes comme Kautsky et l’aile gauche révolutionnaire avec des figures de proue comme Luxemburg et Lénine. Seule cette tendance de gauche a préservé l’internationalisme prolétarien qui était censé inspirer l’ensemble de la IIe Internationale. Tous les autres ont rejoint la bataille aux côtés des patrons pour briser tout lien prolétarien qui pourrait mettre en danger les plans impérialistes de la bourgeoisie (camouflés en « position défensive »). Bien sûr, on peut dire que ce n’était pas quelque chose d’inattendu de leur part. La collaboration de classe faisait probablement partie de leur programme réformiste de toute façon.

Mais à part cela, il y avait dans la Deuxième Internationale elle-même une position qui, tôt ou tard, torpillerait toute prétention à l’internationalisme prolétarien. Comme nous l’avons vu plus haut, dans la citation des sociaux-démocrates allemands, la partie de l’Internationale qui s’était engagée dans la guerre capitaliste soutenait qu’elle ne violait aucun des principes de l’Internationale puisqu’elle défendait le droit des peuples à l’indépendance nationale et à l’autodéfense. D’où ce discours persistant sur l’« invasion », même par les Allemands, alors que c’est l’Allemagne qui a formellement envahi la France.

Dès la fin du XIXe siècle, le mouvement syndical organisé a soutenu les mouvements de libération nationale, d’une part parce qu’ils étaient considérés comme une force de modernisation, dans le sens où ils encourageaient le développement du capitalisme en tant qu’étape nécessaire au socialisme, et d’autre part parce que, bien qu’ils aient des caractéristiques bourgeoises, ils mobilisaient une grande partie du prolétariat qui pouvait potentiellement créer une perspective socialiste en accélérant l’effondrement du capitalisme. C’est le cas par exemple du mouvement de libération nationale de la Pologne (la Pologne était divisée entre les Empires allemand, austro-hongrois et russe), qui a conduit à la scission du Parti socialiste polonais (1894) entre l’aile droite patriotique et l’aile gauche internationaliste. Comme en 1914, le chef de file de la tendance prolétarienne internationaliste était Rosa Luxemburg, qui, avec ses camarades, encourageait la solidarité de classe entre les travailleurs polonais et russes, la perspective socialiste et la lutte universelle contre le capitalisme, en avertissant que la question de classe ne devait pas être enterrée sous la question nationale car, après tout, l’indépendance nationale de la Pologne n’était dans l’intérêt de personne d’autre que de sa bourgeoisie. En raison de cette position prolétarienne cohérente, ils ont été vilipendés au sein de la Deuxième Internationale par l’aile patriotique de droite du parti polonais, qui les a qualifiés d’« agents de police » et de « bande infâme » !

Plus d’un siècle après ces événements et après la Première Guerre mondiale, il ne fait aucun doute que les mouvements de libération nationale et les guerres nationales non seulement ne servent pas les intérêts du prolétariat, mais les anéantissent en fait, puisque le prolétariat s’aligne de facto sur la bourgeoisie, soit dans le but d’établir un nouvel État-nation « indépendant », soit dans le but de défendre un État-nation « indépendant » existant. Le terme « indépendant » est mis entre guillemets, car dans le contexte des antagonismes capitalistes inter-impérialistes, chaque État-nation est lié aux roues du char de l’une ou l’autre des puissances impérialistes les plus fortes. Ainsi, les États-Unis, par exemple, peuvent soutenir avec ferveur un mouvement de libération nationale conforme à leurs propres intérêts et combattre avec acharnement un autre mouvement soutenu par la Russie, et vice versa.

La création des États-nations est un épisode assez récent de l’histoire au cours de l’essor du capitalisme.18 Nous pourrions dire que le lien entre les Etats-nations du monde moderne et les antagonismes qui les opposent constitue une forme d’existence du capital social total. Toute participation active du prolétariat à ces antagonismes nationalistes ne fait que reproduire sa position de classe exploitée sous la domination du capital. Aucun prolétaire n’a jamais été émancipé par une guerre de libération nationale ; au contraire, chaque guerre de libération nationale a ouvert la voie à la consolidation d’une nouvelle élite bourgeoise avec des caractéristiques nationales et un programme capitaliste (même s’il y avait des « révolutionnaires » et des « héros » du mouvement de libération nationale dans ses rangs). Par conséquent, l’auto-émancipation du prolétariat exigerait l’élimination de tout élément nationaliste, de tout ce qui semble le lier à une « patrie », c’est-à-dire qu’il devrait se retourner contre ses exploiteurs, présents et futurs, et transformer immédiatement la guerre de libération nationale en guerre de classe. Il devrait réduire en miettes la paix sociale, complément indispensable de la guerre capitaliste.

Les militaristes porteurs du A cerclé

Après le déclenchement de la guerre en Ukraine, il n’a pas fallu attendre longtemps pour voir apparaître des textes d’anarchistes ukrainiens déclarant qu’ils avaient pris les armes pour défendre l’Ukraine et le peuple ukrainien contre la Russie qui « a un plan à long terme pour détruire la démocratie en Europe ». Ils appelaient même à les soutenir financièrement, à leur envoyer des armes ( !), mais aussi à rejoindre la « Légion internationale pour la défense territoriale », créée par Zelensky lui-même, contre l’impérialisme russe. En fait, ce qu’ils ont formé est une unité militaire régulière, comme toutes les autres, pleinement intégrée à l’armée nationale de l’Ukraine dans le cadre de la Défense territoriale du pays. Ces textes de propagande, accompagnés des nécessaires photos héroïques de quelques hommes lourdement armés brandissant des drapeaux anarchistes, se sont répandus comme une traînée de poudre dans les médias occidentaux, qu’ils soient mainstream ou liés au mouvement antagoniste. Il fallait évidemment s’y attendre : tout ce qui promeut le nationalisme, même si cela émane d’anarchistes, tout ce qui encourage à rejoindre l’un des deux camps dans une guerre nationale, est non seulement légitime pour le capital et son État, mais la seule position acceptable.

Mais que s’est-il passé en Ukraine pendant que ces anarchistes se battaient aux côtés des forces armées nationales de l’Ukraine « pour défendre notre liberté à tous » ? Tout d’abord, la loi martiale a été instaurée : cela signifie que les lois protégeant les travailleurs et leur représentation syndicale ont été largement suspendues, permettant des licenciements massifs et des interruptions de travail, l’extension de la journée de travail de 40 à 60 heures, l’annulation unilatérale des conventions collectives par les patrons, le non-paiement des salaires, le changement obligatoire de l’objet du travail en fonction des besoins militaires de l’État, la réduction des jours fériés, etc. Dans ce contexte, des centaines d’entreprises en Ukraine ont unilatéralement suspendu, en tout ou en partie, les conventions collectives qui étaient en vigueur jusqu’au déclenchement de la guerre, en particulier les clauses concernant les activités syndicales, les avantages sociaux, les conditions de sécurité et les heures de travail. Parmi ces entreprises figurent ArcelorMittal, la plus grande aciérie du pays, la centrale nucléaire de Tchernobyl, la Compagnie nationale des chemins de fer d’Ukraine, le port d’Odessa et le métro de Kiev. En vertu de la loi martiale, les grèves et les manifestations sont également interdites, et tous les hommes âgés de 18 à 60 ans ont l’interdiction de quitter le pays.

La destruction du capital constant et variable due à la guerre s’accompagne donc d’arrangements favorables aux patrons sur les lieux de travail. Ce n’est pas un hasard si le gouvernement de Zelensky a soumis à l’approbation du parlement, en pleine guerre, une loi imposant la déréglementation complète des relations de travail, qu’il tentait de faire passer depuis avril 2021. À l’époque, la loi n’avait pas été adoptée en raison des réactions des syndicats et de l’opposition. Mais aujourd’hui, le gouvernement ukrainien s’est débarrassé des différents obstacles, tels que le pouvoir de négociation des travailleurs ou l’existence de l’opposition, et a réussi à imposer la paix sociale par la guerre. La loi susmentionnée, qui s’inscrit dans le cadre idéologique général de la « désoviétisation », a été approuvée au cours de l’été 2022 à l’issue d’un processus parlementaire rapide. Le noyau central de cette attaque contre le prolétariat ukrainien est que les travailleurs des petites et moyennes entreprises jusqu’à 250 employés ne seront plus couverts par des conventions collectives de travail, mais concluront des contrats individuels avec les capitalistes correspondants, sans bénéficier d’aucune protection de la législation du travail. Cela signifie que plus de 70% de la main-d’œuvre ukrainienne aura des contrats individuels, une évolution qui conduira finalement à la dévalorisation totale de la force de travail de la plus grande partie du prolétariat du pays. La seule chose qui pourrait arrêter ce processus serait une rébellion de masse contre la loi martiale, c’est-à-dire la rupture de la paix sociale, à laquelle les anarchistes nationalistes s’opposeraient probablement car, s’ils avaient souhaité un tel événement, ils n’auraient jamais volontairement rejoint l’armée ukrainienne et n’auraient jamais fait la propagande de cette position. Même s’ils en appellent à Kropotkine19 ou à Bakounine (ou même à Makhno !), leur participation active à la guerre capitaliste va directement à l’encontre des intérêts du prolétariat.

Dans l’autre camp, nous sommes confrontés aux partisans occidentaux de gauche de Poutine qui plaident en faveur de l’invasion russe de l’Ukraine. Utilisant l’idéologie réactionnaire de l’anti-américanisme et le récit anti-OTAN comme véhicule, ils défendent les opérations militaires et le nationalisme de la Russie, une formation nationale capitaliste qui, comme toute autre formation de ce type, fonde son existence et sa reproduction sur l’exploitation de la plus grande partie de sa population : le prolétariat. Ce sont des ennemis tellement odieux du mouvement prolétarien qu’ils se sont même retournés contre le récent soulèvement en Iran après l’assassinat de Mahsa Amini par la police, en prétendant qu’il avait été fomenté par les Américains. Ils soutiennent activement tous les bouchers, pour autant qu’il/elle soit qualifié(e) d’anti-américain(e), se retournant contre les intérêts du prolétariat, exactement comme les anarchistes ukrainiens mentionnés ci-dessus. Leur prétendue préoccupation, en tant que gauchistes, pour la classe ouvrière n’est qu’un mensonge, puisqu’ils soutiennent ouvertement l’éradication de son pouvoir et de sa propre existence – en tant que l’un des deux pôles antagonistes au sein du capitalisme et en tant que capital variable – par son engagement actif dans les guerres inter-impérialistes.

Dans l’abattoir de la guerre capitaliste, nous sommes toujours du côté des déserteurs

« Nous ne voulons pas fuir », affirment les anarchistes ukrainiens qui ont rejoint la défense territoriale du pays. Dans le même temps, selon les sources officielles, environ 7 millions de personnes ont fui le pays depuis le début de la guerre. Il s’agit essentiellement de femmes et d’enfants, car il est interdit aux hommes de quitter le pays. Le fait que l’État ait imposé la loi martiale avec interdiction de quitter le pays, la conscription obligatoire et des contrôles constants aux frontières, tout cela nous montre, s’il en était besoin, qu’une partie importante des hommes âgés de 18 à 60 ans n’ont pas envie d’être hachés dans la machine de guerre nationaliste. Beaucoup ont tenté de franchir la frontière, cachés dans des valises, des caisses, des malles et même déguisés en femmes. Certains ont réussi, d’autres se sont fait prendre par les gardes-frontières et ont été contraints à la conscription obligatoire. Les femmes transgenres n’ont pas non plus réussi à échapper aux griffes de la machine de guerre, car pour l’État et l’armée, elles sont des hommes et il leur est interdit de quitter le pays.

D’un point de vue internationaliste prolétarien, nous devrions promouvoir et soutenir la décision et l’action des personnes qui, pour des raisons d’auto-préservation ou pour des raisons politiques, refusent de se sacrifier pour la « patrie » et tentent d’échapper à l’effort de guerre national. Nous devons promouvoir leur exemple comme une véritable pratique prolétarienne contre l’idéologie dominante du militarisme et du nationalisme qui se cache même sous les traits du drapeau rouge et noir.

Dans la mesure où la guerre et ses horreurs extrêmes se prolongent, l’idéologie du sacrifice pour la « patrie » peut s’effriter et s’effondrer, et des pratiques de désertion peuvent apparaître au sein des deux armées, comme cela s’est déjà produit au cours des derniers mois. Dans l’armée ukrainienne, qui, malgré le soutien de l’Occident, reste plus faible que l’armée russe, les phénomènes de désertion sont assez fréquents. Dans de nombreux cas, il ne s’agit pas de désertions à caractère purement internationaliste, mais plutôt de fuir l’armée qui les envoie sans formation et sans armes dans des missions suicides, comme des moutons à l’abattoir. Malgré cela, ces désertions sont certainement une faille dans la frénésie guerrière et un exemple de résistance contre le pouvoir militaire de l’État.

Dans l’armée russe, des milliers de soldats refusent également de retourner sur le front ukrainien, estimant qu’ils sont conduits à leur condamnation à mort. En septembre 2022, Poutine a annoncé l’imposition d’une mobilisation partielle, impliquant quelque 300 000 réservistes. Cette annonce a déclenché une énorme vague de personnes fuyant la Russie (on estime que plus de 300 000 personnes ont quitté le pays au moment de la rédaction de ce texte), craignant que la conscription ne soit généralisée ou que les frontières ne soient fermées. Des manifestations contre la mobilisation ont éclaté dans de nombreuses régions de Russie et ont été réprimées brutalement par les forces de l’ordre. En outre, plusieurs attaques contre des bureaux de recrutement ont eu lieu (des bureaux de recrutement en Russie sont régulièrement incendiés depuis le début de la guerre). Trois jours après la déclaration de mobilisation, Poutine a signé un amendement législatif prévoyant une peine de 10 ans de prison pour les déserteurs.

Les actes de désertion en temps de guerre constituent l’un des actes les plus radicaux d’opposition à l’idéologie nationaliste. C’est la raison pour laquelle, historiquement, les déserteurs en temps de guerre sont soumis à une violence extrême et à la répression de la part de l’État et des autorités militaires.

Défaitisme révolutionnaire

Le défaitisme révolutionnaire a été la position des internationalistes révolutionnaires pendant la Première Guerre mondiale, contrairement à la partie de la Deuxième Internationale qui a décidé de participer activement à la boucherie. Depuis lors, le défaitisme révolutionnaire a été la position standard de tout internationaliste communiste ou anarchiste confronté à la guerre capitaliste.

Le défaitisme révolutionnaire ne signifie pas le pacifisme. Il signifie la transformation de la guerre nationale en guerre de classe, c’est-à-dire la subversion de la paix sociale que la bourgeoisie tente d’imposer par la force pour mener à bien sa guerre. Cela signifie la lutte de classe contre notre propre bourgeoisie et la solidarité avec les prolétaires des autres pays qui développent également leur propre lutte contre leur propre bourgeoisie. Nous luttons contre notre propre bourgeoisie non pas pour qu’elle soit vaincue par l’État le plus puissant, c’est-à-dire l’État qui sera en mesure de discipliner plus efficacement son propre prolétariat, mais pour vaincre les intérêts de la bourgeoisie dans son ensemble, tels qu’ils s’expriment également dans la guerre nationale. Le défaitisme révolutionnaire, c’est la mobilisation active contre la conscription forcée, le soutien aux déserteurs, le soutien aux luttes sur les lieux de travail contre les réductions de salaires, contre l’augmentation des heures de travail ou l’imposition du travail forcé pour cause de guerre. Le défaitisme révolutionnaire, c’est le sabotage de l’industrie de guerre, la diffusion de la propagande internationaliste auprès des soldats de tous les camps opposés, la coopération et la solidarité pratique avec les prolétaires de tous les pays impliqués et la circulation des luttes, l’expropriation des biens pour la satisfaction des besoins prolétariens et toute autre action pouvant contribuer à notre objectif, qui n’est autre que le développement du mouvement révolutionnaire contre les rapports sociaux capitalistes qui impliquent que les prolétaires doivent s’entretuer en temps de guerre.

Le défaitisme révolutionnaire signifie pour nous ici aujourd’hui, avec la guerre en cours en Ukraine, que nous devons intensifier les luttes de classe là où nous sommes, en particulier lorsque les États dans lesquels nous résidons sont activement impliqués dans le conflit militaire et que les effets de la guerre sur notre classe sont déjà dévastateurs. Il ne s’agit pas, bien sûr, de soutenir l’un ou l’autre camp – c’est le travail de toutes sortes de nationalistes, qu’ils soient anarchistes, de gauche ou de droite. Mais au contraire, pour perturber précisément le monologue nationaliste dominant et pour imposer ce qui a toujours défini les intérêts de notre classe : la lutte de la vie contre la mort.

3 novembre 2022

Traduction française : Les Amis de la Guerre de Classe, juillet 2023
Dernières corrections : juillet 2025

1 Hobson était aussi ouvertement raciste et partisan de l’eugénisme pour l’élimination progressive des « races dégénérées ou improductives ». Il a proposé des restrictions à l’émigration d’un grand nombre de Juifs de l’Empire russe vers l’Europe de l’Ouest à l’époque, comme étant préjudiciable aux intérêts de la main-d’œuvre locale, et il était ouvertement antisémite, décrivant les banquiers juifs comme des parasites manipulant le gouvernement britannique.

2 R. Hilferding, Le Capital Financier, pp.268 et 290.
https://www.marxists.org/francais/hilferding/1910/lcp/hilf_lcp.pdf

3 R. Hilferding, „Der Funktionswechsel des Schutzzolles“, Die Neue Zeit, Wochenschrift der deutschen Sozialdemokratie, 21. Jahrgang 1902-1903, 2. Bd. Nr. 35, p.280 et J. Milios, D. Sotiropoulos, Imperialism, financial markets, crisis, Nissos, 2011, p.30 (en grec).

4 R. Hilferding, Le Capital Financier, p.326.

5 V. I. Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, p.48.
https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1916/vlimperi/imperialisme.pdf

6 V. I. Lénine, L’impérialisme et la scission du socialisme, p.2.
https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1916/10/vil191610001.pdf

7 Marcel Stoetzler, “Critical Theory and the Critique of Anti-imperialism”, in Best et al, The Sage Handbook of Frankfurt School Critical Theory, Sage, 2018, p.1471.
[en traduction française : « Théorie critique et critique de l’anti-impérialisme », 2021 : https://npnf.eu/IMG/pdf/the_orie_critique_et_impe_rialisme.pdf]

8 Neususs, Imperialismus und Weltmarktbewegung des Kapitals, mentionné dans Anders Möllander, Monopoly and socialism in Lenin’s analysis of Imperialism, Tekla 1, 1977 (en suédois).

9 Ibid.

10 M. Heinrich, Critique de l’économie politique. Une introduction aux trois Livres du Capital de Marx, édition française, Smolny, 2021, p.290.

11 Nous n’utilisons pas les termes centre-périphérie dans le sens que leur donne la théorie de la dépendance, mais simplement comme des étiquettes désignant les différents niveaux de développement capitaliste.

12 L’élaboration de cette section provient d’une note écrite par l’un des auteurs de ce texte dans une revue à laquelle il a précédemment participé.

13 « Si l’exportation de capital qui aurait rendu nécessaire la politique impérialiste a bien eu lieu, une grande partie de cette exportation de capitaux ne s’est en réalité pas faite vers des colonies et des territoires annexés, mais vers d’autres pays capitalistes développés qui eux-mêmes menaient une politique impérialiste. Cela signifie que la cause de l’exportation de capitaux ne peut pas être uniquement un manque de profitabilité au sein des centres capitalistes, sinon il n’y aurait pas eu d’exportations de capitaux vers d’autres centres. Par ailleurs, cette exportation de capitaux n’a pas non plus été assurée par la politique impérialiste de ces pays (…) » M. Heinrich, op. cit. p.290.

14 Yfanet, “There is only one enemy…”, Nation, anti-imperalism and antagonistic movement, Thessalonique, 2007, p.45 (en grec).

15 Comme le note Marcus Stoetzler : « En 1920, dans sa ‘Première ébauche des thèses sur les questions nationale et coloniale’, rédigée pour le deuxième congrès de l’Internationale communiste, Lénine écrivit : ‘Quant aux Etats et nations plus arriérés, où prédominent des rapports de caractère féodal, patriarcal ou patriarcal-paysan, il faut tout particulièrement avoir présent à l’esprit : 1) La nécessité pour tous les partis communistes d’aider le mouvement de libération démocratique bourgeois de ces pays ; 2) La nécessité de lutter contre le clergé et les autres éléments réactionnaires et moyenâgeux qui ont de l’influence dans les pays arriérés ; 3° La nécessité de lutter contre le panislamisme et autres courants analogues, qui tentent de conjuguer le mouvement de libération contre l’impérialisme européen et américain avec le renforcement des positions des khans, des propriétaires fonciers, des mollahs, etc.’ Outre la conception mécanique de l’évolution historique qui sous-tendait cette position, Lénine présupposait à tort que les nationalistes bourgeois de ces pays désiraient réellement renoncer à des alliances avec le clergé, les panislamistes et d’autres éléments réactionnaires afin de bénéficier du soutien des socialistes. Le soutien aux ‘mouvements de libération démocratiques bourgeois’ coïncida avec le ‘rapprochement du gouvernement soviétique avec les régimes bourgeois (surtout la Turquie et la Perse), tandis que les militants communistes de ces pays étaient fusillés et emprisonnés’ (Goldner, 2010, p. 661).
Notons aussi que la critique de l’idéologie anti-impérialiste émergea progressivement à un moment où l’anti-impérialisme était également intégré par l’extrême droite. L’idée d’une lutte entre les ‘nations prolétaires’, ou les ‘jeunes nations’, contre les ‘nations ploutocratiques’ apparut dans les milieux proto-fascistes en Allemagne, en France et en Italie pendant la Première Guerre mondiale et devint une caractéristique de la rhétorique de Mussolini et de Gregor Strasser, entre autres (Guérin, 2014). Des partisans de la ‘Révolution conservatrice’ comme Arthur Moeller van den Bruck et Ernst Niekisch dans les années 1920 évoquèrent la lutte contre un ‘Occident’ décadent ; leur anti-impérialisme fasciste n’était ‘rien d’autre que la “traduction en politique étrangère” de l’anticapitalisme fasciste’ (Fringeli, 2016, p.42). Sur les rives opposées de la Méditerranée, à partir de l’Égypte, suite à l’abolition du dernier califat ottoman par l’État turc modernisateur en 1924, l’islamisme moderne, y compris ses ramifications djihadistes, se développa parallèlement aux mêmes impulsions de la ‘Révolution conservatrice’ ; elle s’en inspira, y compris en reprenant à son compte la version ultra-conservatrice de la résistance à ‘l’impérialisme culturel’, c’est-à-dire à la modernité libérale. Avec le soutien soviétique, plusieurs régimes nationalistes-bourgeois du Proche-Orient combinèrent l’idéologie anti-impérialiste avec une certaine forme de prétendu ‘socialisme’. Après la dissolution de l’Union soviétique, lorsque ces régimes se désintégrèrent, le panislamisme contre lequel Lénine avait mis en garde devint finalement un phénomène de premier plan. La ‘Révolution conservatrice’ allemande et les idées fascistes influencèrent le développement de la pensée anti-impérialiste également en Bolivie dans les années 1930 et 1940 et se propagèrent de là à d’autres pays d’Amérique latine (Goldner, 2016, chapitre 4). Vers 1935, les dirigeants de l’Union soviétique comprirent que le soutien au ‘droit des nations à disposer d’elles-mêmes’ favorisait le plus souvent les fascistes plutôt qu’eux-mêmes, et ils abandonnèrent donc cette notion pendant près de deux décennies (Gerber, 2010 : 271). Mais ils la reprirent à leur compte dans les années 1950 et cette conception domina ensuite la politique étrangère soviétique. » Op. cit. p.1472.
[en traduction française : voir note 7]

16 Cité dans Rosa Luxemburg, La brochure de Junius, chapitre II.
https://www.marxists.org/francais/luxembur/junius/rljbf.html

17 La première partie du passage est citée dans l’entrée de Wikipédia sur Léon Jouhaux et la seconde partie est citée dans l’entrée de Wikipédia sur la « Mobilisation française de 1914 ».

18 Selon Fredy Perlman, le nationalisme en tant que tel s’est imposé à la fin du XVIIIe siècle, avec deux événements qui ont marqué l’avènement de l’État-nation : l’indépendance des États-Unis en 1776 et la Révolution française en 1789. F. Perlman, “The continuing appeal of nationalism”, Black and Red Books, 1985.
[en traduction française : « L’appel constant du nationalisme », nouvelle traduction, La Sociale, 2011 : https://dndf.org/wp-content/uploads/2020/05/Lappel-constantdu-nationalisme_F_Perlman-2011.pdf]

19 Pendant la Première Guerre mondiale, Kropotkine a soutenu l’Entente, l’alliance entre la Grande-Bretagne, la France et la Russie, contre les puissances centrales, à savoir l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Empire ottoman, estimant que toute tentative d’invasion de l’Europe occidentale par l’Allemagne devait être écrasée. Dans ce contexte, il prône une participation active à la guerre, ce qui contraste fortement avec les positions anti-guerre et antimilitaristes de la majeure partie du mouvement anarchiste de l’époque.

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