Rojava: Fantasmes et Réalités

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Dans la foulée de notre précédente contribution critique à la « campagne de solidarité » envers la « Révolution au Rojava », texte intitulé : « Rojava : la Guerre Populaire, ce n’est pas la Guerre de Classe », nous présentons et publions ici deux petites prises de position que nous avons trouvé sur l’internet et qui vont dans le même sens de ne pas clore le débat mais au contraire d’apporter des éléments d’analyse de classe dans la discussion et de remettre ainsi en question l’apologie romantique de la lutte au Kurdistan syrien faite par différents milieux politiques.

Nous tenons évidemment à émettre de vives réserves quant aux faiblesses et limites qui ponctuent ces deux textes qui ne représentent pas les positions globales de notre groupe ni celles du mouvement communiste du point de vue historique et programmatique. Néanmoins, ce sont là des expressions vivantes de minorités révolutionnaires qui tentent d’affirmer à contre-courant et de manière « impopulaire » la nécessité et la prééminence de l’internationalisme dans toute lutte de notre classe.

Le premier texte est intitulé « Rojava: Fantasmes et Réalités », il est signé par un militant du nom de Zafer Onat et a été publié sur le blog de la « plateforme de discussion communiste libertaire » en langue turque Servet Düşmanı qui signifie « Ennemi de la Richesse ».

Le second texte est intitulé « Quelques commentaires sur la ‘Révolution au Rojava’ », il est anonyme et a été publié sur le blog Infoshop News – Anarchist and libertarian news, opinion and analysis. Nous présentons et publions ces deux textes sur notre blog dans leur version anglaise mais nous les avons également traduit en tchèque et en français…

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Rojava: Fantasmes et Réalités
par Zafer Onat
publié sur
Servet Düşmanı [Ennemi de la Richesse] – 1er novembre 2014

La résistance à Kobane qui en est maintenant à son 45ème jour a forcé des révolutionnaires du monde entier à fixer leur attention sur le Rojava. Par suite du travail mené par l’Action Anarchiste Révolutionnaire, des camarades anarchistes un peu partout dans le monde ont envoyé des messages de solidarité à la résistance de Kobane. Cette position internationaliste est sans aucun doute d’une grande importance pour les gens qui résistent à Kobane. Cependant, si nous n’analysons pas ce qui se passe dans toute sa vérité et si au contraire nous l’idéalisons, alors nos rêves se transformeront sans délai en déception.

En outre, afin de créer l’alternative révolutionnaire mondiale dont le besoin se fait urgemment ressentir, nous devons garder la tête froide et être réalistes, et nous devons correctement évaluer la situation. Sur ce point, mentionnons en passant que ces messages de solidarité envoyés à l’occasion de la résistance à Kobane démontrent l’urgence de la tâche de créer une association internationale où les anarchistes révolutionnaires et les communistes libertaires peuvent discuter de questions locales et globales et se solidariser avec les luttes en cours. Nous avons ressenti le manque d’une telle internationale pendant ces quatre dernières années lorsqu’un grand nombre de bouleversements sociaux ont eu lieu dans beaucoup de parties du monde – nous avons au moins ressenti ce besoin pendant le soulèvement qui a eu lieu en juin 2013 en Turquie.

Aujourd’hui cependant, nous devons discuter du Rojava sans illusions et baser nos analyses selon une ligne correcte. Il n’est pas très facile pour une personne d’évaluer les développements qui se déroulent dans la période où l’on vit, seulement selon ce qu’on voit à ce moment-là. Evidemment, les estimations faites avec des esprits obscurcis par une sensation de désespoir et d’être ainsi coincé rendent même plus difficile pour nous de produire des réponses saines.

Nulle part dans le monde d’aujourd’hui n’existe un mouvement révolutionnaire efficace, selon la signification que nous donnons à ce mot, ou un mouvement de classe fort qui peut être le précurseur d’un tel mouvement. Les luttes qui émergent se fanent soit en étant violemment réprimées soit en étant aspirées dans le système. Il semble qu’à cause de cela, comme c’est le cas d’une importante partie des marxistes et des anarchistes en Turquie, des organisations et des individus révolutionnaires dans plusieurs parties du monde donnent à la structure qui a émergé au Rojava une signification qui est au-delà de sa réalité. Avant toute autre chose, ce serait injuste que nous chargions le fardeau de notre échec de créer une alternative révolutionnaire dans les endroits où nous vivons, ainsi que le fait que l’opposition sociale est en grande partie cooptée dans le système, sur les épaules des personnes qui luttent au Rojava. Ce Rojava où l’économie est en grande partie agricole, et qui est entouré par des blocs impérialistes menés d’un côté par la Russie et de l’autre côté par les USA, par des régimes répressifs, réactionnaires et collaborateurs dans la région, ainsi que des organisations djihadistes brutales comme l’EIIS qui ont prospéré dans cet environnement. Dans ce sens, il est également problématique d’attribuer une mission au Rojava qui serait au-delà de ce qu’il est ou de ce qu’il peut être ou de blâmer ces gens engagés dans une lutte à la vie à la mort parce qu’ils attendent le soutien des forces de la Coalition ou qu’ils ne mettent pas en œuvre « une révolution à notre goût ».

En tout premier lieu, nous devons considérer que le processus au Rojava a des traits progressistes comme le saut important en direction de la libération des femmes, qu’on essaye d’y mettre sur pied une justice laïque et sociale, une structure démocratique pluraliste et que d’autres groupes ethniques et religieux sont impliqués dans l’administration. Cependant, le fait que la structure qui a récemment émergé ne vise pas à l’élimination de la propriété privée, c’est-à-dire à l’abolition des classes, que le système tribal demeure et que les chefs tribaux participent à l’administration, montre que le but n’est pas la suppression des rapports de production féodaux ou capitalistes mais plutôt selon leurs propres mots « la construction d’une nation démocratique ».

Nous devons aussi nous souvenir que le PYD est une partie de la structure politique dirigée par Abdullah Ocalan depuis 35 ans, qui vise à la libération nationale ainsi qu’aux limitations politiques que tous les mouvements orientés sur la nation ont aussi appliquées au PYD. En outre, l’influence d’éléments qui appartiennent à la classe dominante dans le mouvement kurde augmente constamment avec le « processus de solution », surtout en Turquie.

Sur ce point, il est utile d’examiner le Contrat du KCK définissant le confédéralisme démocratique qui forme la base du système politique du Rojava. Quelques points de l’introduction écrite par Ocalan méritent notre attention :

« Ce système prend en considération les différences ethniques, religieuses et de classe sur une base sociale » (…) « Trois systèmes juridiques s’appliqueront au Kurdistan : la loi de l’UE, la loi de l’État unitaire, la loi confédérale démocratique. »

En résumé, il est affirmé que la société de classe demeurera et qu’il y aura un système politique fédéral compatible avec le système mondial et l’État-nation. De concert avec cela, l’article 8 du Contrat, intitulé « Droits et Libertés Politiques de la Personne » défend la propriété privée et la section C de l’article 10 intitulé « Responsabilités de base » définit la base constitutionnelle du service militaire obligatoire en affirmant « En cas de guerre de légitime défense, comme une exigence de patriotisme, il y a la responsabilité de s’engager activement dans la défense de la patrie et des droits et libertés élémentaires. » Alors que le Contrat affirme que le but n’est pas le pouvoir politique, nous comprenons aussi que la destruction de l’appareil d’État n’est pas non plus visée, ce qui signifie que le but est l’autonomie au sein d’États-nations existants. Lorsqu’on considère le Contrat dans son intégralité, il est clair alors que l’objectif proposé ne va pas au-delà d’un système démocratique bourgeois qui est appelé le confédéralisme démocratique. Pour résumer, bien qu’il y ait une similitude entre les photos de deux femmes qui portent des fusils, fréquemment diffusées sur les média sociaux, l’une prise durant la guerre civile espagnole, l’autre prise au Rojava, similitude dans le sens où ce sont des femmes qui luttent pour leur liberté, il est clair que les personnes qui combattent l’EIIS au Rojava n’ont pas à ce stade les mêmes buts et idéaux que les ouvriers et les paysans pauvres qui ont lutté au sein de la CNT-FAI afin de vraiment supprimer l’État et la propriété privée. En outre, il y a de sérieuses différences entre les deux processus quant à leurs conditions d’émergence, aux positions de classe de leurs sujets, aux lignes politiques de ceux qui organisent le processus et à la force du mouvement révolutionnaire mondial.

Dans cette situation, nous ne devons ni être surpris par, ni blâmer le PYD s’ils sont forcés d’abandonner jusqu’à leur position actuelle pour fonder une alliance avec les pouvoirs régionaux et mondiaux pour briser le siège de l’EIIS. Nous ne pouvons pas espérer des personnes qui luttent à Kobane qu’ils abolissent l’hégémonie du capitalisme à l’échelle mondiale ou qu’ils résistent longtemps à cette hégémonie. Cette tâche ne peut être réalisée que par un mouvement de classe mondial fort et par une alternative révolutionnaire.

Le capitalisme est en crise au niveau mondial et les impérialistes qui essaient de transcender cette crise en exportant la guerre à chaque coin du monde, conjointement avec des politiques de régimes répressifs dans la région, ont transformé la Syrie et l’Irak en un véritable enfer. Dans les conditions où une alternative révolutionnaire n’existe pas, le soulèvement social qui a émergé en Ukraine contre le gouvernement prorusse et corrompu s’est soldé par l’arrivée au pouvoir de forces pro-européennes soutenues par des fascistes tandis que la guerre entre deux camps impérialistes continue. Le racisme et le fascisme croissent rapidement dans les pays européens. En Turquie, les crises politiques se succèdent les unes après les autres et les divisions ethniques et sectaires dans la société s’approfondissent. Bien que dans ces circonstances, Rojava peut apparaître comme une main courante à laquelle se raccrocher, nous devons considérer qu’au-delà du siège militaire de l’EIIS, le Rojava est aussi sous le siège politique de forces comme la Turquie, Barzani et l’Armée Syrienne Libre. Tant que le Rojava ne sera pas soutenu par une alternative révolutionnaire mondiale et qu’il puisse se reposer dessus, il semble qu’il ne sera pas facile pour le Rojava de même maintenir à long terme sa position actuelle.

La voie, non seulement pour défendre le Rojava physiquement et politiquement et de le soutenir davantage, réside dans la création d’un terrain de classe afin d’organiser la lutte et d’une alternative révolutionnaire forte et mondialement organisée qui lui soit liée. La même chose est d’application pour empêcher la spirale de conflits ethniques, religieux et sectaires qui aspire davantage les peuples de la région jour après jour, et pour empêcher des travailleurs de glisser dans le radicalisme de droite face à la crise du capitalisme au niveau mondial. La solidarité avec Kobane, bien qu’importante est insuffisante. Au-delà de cela, nous avons besoin de comprendre que discuter ce qu’il est nécessaire de faire pour créer un processus révolutionnaire, et s’organiser pour ce faire au niveau international partout où nous sommes, est impératif non seulement pour ceux qui résistent à Kobane mais aussi pour des millions de travailleurs dans le monde entier.

Source en anglais : http://servetdusmani.org/rojava-fantasies-and-realities/
Traduction française : Třídní válka # Class War # Guerre de Classe

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Quelques commentaires sur la « Révolution au Rojava »
Mardi, 30 décembre 2014 @ 04:03 PM CST

Les récents reportages de témoins oculaires comme Janet Biehl, David Graeber et autres depuis le Rojava confirment deux choses :

1) La révolution économique y est encore plutôt modeste. Cela est davantage confirmé par une interview de RojavaReport avec un ministre de l’économie au Rojava qui veut que toutes les coopératives puissent concurrencer le capital privé. Il admet aussi que « avec le début de la révolution… il était même interdit de forcer une caisse ».

2) La révolution féministe a aussi été modeste. Les hommes prédominent toujours dans les rues comme sur les lieux de travail. Et, comme le site Web du PKK le montre, la théorie féministe de l’organisation provient plus des pensées de son patriarche, Abdullah Ocalan, que d’un quelconque mouvement féministe indépendant. En outre, il est peu probable que l’autonomisation des femmes provenant de leur engagement – ou de leur enrôlement de force – dans la milice puisse faire long feu. Comme lors de précédentes guerres révolutionnaires, elle sera inévitablement contredite par la déresponsabilisation due à l’obéissance aux ordres, conjuguée à la brutalité et au traumatisme de la guerre.

Peut-être que cette révolution modeste, c’est mieux que rien. Mais il est difficile de voir comment une telle révolution pourrait bien inspirer le nouveau printemps arabe qui est nécessaire pour renverser l’EIIS ainsi que leurs soutiens saoudiens, qataris et turcs. La révolution du Rojava, avec son « identité kurde radicale » et son bizarre culte semi-religieux autour d’Ocalan, aura toujours un attrait limité pour les Arabes. Seule une révolution qui offre clairement la perspective de communiser TOUT le capital privé et étatique du monde arabe (c.-à-d. l’immense richesse pétrolière) pourrait commencer à rivaliser avec l’appel de l’Islam.

Le PKK/PYD était peu disposé à se joindre au soulèvement anti-Assad en 2012 et est maintenant tout autant hésitant à renverser la propriété privée. Au contraire, après s’être allié avec la dictature meurtrière d’Assad dans le passé, il s’allie maintenant avec les USA et leur campagne de bombardement meurtrière. Cette campagne a pu sauver Kobane mais elle a aussi probablement encouragé encore plus d’Arabes à se méfier des Kurdes et à s’engager dans l’EIIS. Et cela pousse maintenant la région encore plus loin dans un bain de sang inter-impérialiste.

La délégation en visite au Rojava n’a jamais rencontré le politicien dirigeant du PKK/PYD, Saleh Muslim – peut-être parce qu’il était retenu dans une réunion plus importante avec des diplomates américains. Cette réunion a dû discuter le fait que le PKK/PYD essaie maintenant de travailler avec d’autres partis kurdes plus bourgeois – un arrangement qui peut avoir été une condition à davantage de soutien américain.

De toute évidence, le seul espoir pour le prolétariat kurde, c’est le renversement de TOUS les partis politique kurdes – y compris les technocrates des classes moyennes du PKK/PYD. Et une telle révolution authentique exigera inévitablement une source d’inspiration provenant de soulèvements prolétariens ailleurs.

Un tel scénario peut paraître incroyablement optimiste. Mais c’est probablement plus réaliste que l’espoir apparent de David Graeber de voir un jour l’État capitaliste du Rojava et sa police s’éteindre et disparaître on ne sait comment, une fois que les gens auront été formés à faire la police eux-mêmes !

Source en anglais : http://news.infoshop.org/article.php?story=20141230091831504
Traduction française : Třídní válka # Class War # Guerre de Classe

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