« Les anarchistes et le 15 mai : réflexions et propositions »

Introduction et brève critique du texte

Nous présentons ici un texte écrit par des anarchistes de Madrid et traduit récemment en tchèque par le groupe « Guerre de Classe ». Nous considérons qu’il s’agit d’une contribution très intéressante sur la question de l’activité des minorités révolutionnaires dans des mouvements sociaux tels que celui du 15-M. Il traite de l’activité à l’intérieur de mouvements qui sont plein de contradictions, de confusions, de fausses idées, de manipulateurs et de politiciens, mais qui représentent néanmoins certaines revendications et posent des questions dont le contenu développe nécessairement, derrière le voile clair ou moins clair de l’idéologie bourgeoise, un aspect de classe ; ils expriment des revendications visant à satisfaire des besoins humains ou les défendent contre les attaques bourgeoises, revendications dont l’aspiration à être satisfaites met nécessairement les besoins humains en opposition à l’économie, c.-à-d. aux intérêts du capital.

Ce texte a provoqué une discussion dans laquelle nous avons évidemment essayé de détecter les aspects forts et faibles de cette contribution. Mentionnons d’avance que nous n’avons pas l’intention ici de reproduise la fausse dichotomie entre anarchisme et marxisme (ou entre anarchisme et communisme, comme disent certains). Suivre cette dichotomie en pratique se solderait par rien d’autre qu’une nouvelle séparation à l’intérieur de notre classe où cette fragmentation interne fait le jeu de la bourgeoisie dans son intérêt général pour transformer toutes les luttes du prolétariat contre le capital en luttes au sein de la classe prolétarienne même.

Bien sûr, nous ne nous faisons pas d’illusions sur le fait qu’il n’y a pas de différences ni plusieurs approches et/ou faiblesses entre différentes structures qui expriment le processus historique de formation de l’opposition révolutionnaire, comme « ces deux courants » (c.-à-d. l’anarchie et le communisme) sont les produits de ce processus. Cependant nous n’avons pas l’intention de choisir le meilleur de l’anarchisme « antiautoritaire » et du marxisme « scientifique » et de construire un nouvel « -isme » d’une façon éclectique. Une telle approche signifierait qu’on reste prisonnier de l’étreinte de cette dichotomie.

La seule pratique et théorie importantes, peu importe si nous les cataloguons comme anarchistes ou communistes, sont celles qui s’opposent à l’État et au capital, celles qui soutiennent l’émancipation du prolétariat, donc celles qui sont basées sur la conscience de classe « de masse » que la classe atteint à travers sa lutte pratique et son propre développement théorique en-dehors de tous médiateurs, à travers le développement de l’auto-organisation de classe (structures de lutte directes sur la base du programme prolétarien), discussions, pratique, solidarité, internationalisme (le prolétariat n’a pas de patrie !), lutte armée…, tout cela étant une partie du processus de constitution du prolétariat en classe révolutionnaire qui exécute la révolution sociale. Par conséquent notre critique du texte ne provient pas de (telles ou telles) positions idéologiques, mais de la perspective de ce que nous considérons ou non être une contribution pour le développement de la lutte prolétarienne.

Pourquoi donc considérons-nous ce texte intéressant ? Parce que l’idée centrale du texte est la discussion au sujet de comment contribuer à ce processus de constitution du prolétariat en classe. Comment renforcer et approfondir dans des mouvements tel que celui du 15-M l’antagonisme entre les intérêts prolétariens (vivre dignement, avoir accès à une nourriture saine, c.-à-d. non-empoisonnée, et à un prix abordable, travailler moins sans baisses de salaire, c.-à-d. la lutte pour diminuer le taux d’exploitation et la résistance au fait de ne plus qu’un simple appendice du processus de production, ce qui en dernière instance n’est rien d’autre que la destruction du capital) et les intérêts destructeurs du mode de production capitaliste ; comment pousser à l’auto-organisation prolétarienne contre la séparation démocratique de notre force et de notre contrôle…

Un autre moment fort du texte, c’est la critique cruciale de la propagation des organisations révolutionnaires en soi, donc de l’auto-publicité, de l’auto-marketing, ce qui n’a rien à voir avec le processus de constitution du prolétariat en classe. C’est exactement le contraire, et le texte dénonce bien toute sorte de sectes qui s’efforcent d’imposer aux prolétaires leur « vérité » et de les recruter afin qu’ils répètent passivement cette « vérité » comme des perroquets, comme la domination de l’idéologie bourgeoise s’efforce de faire. La révolution sociale, prolétarienne, communiste ne s’accomplit pas par délégation, un tel mouvement ne produit pas de séparations, de spécialistes et de fétiches, et la révolution est une action, une activité des « masses » prolétarienne et de leur conscience de classe.

D’un autre côté, il nous semble cependant qu’il y a une faiblesse vis-à-vis du formalisme caché derrière cette contribution (auto)critique et le refus de l’auto-marketing des sectes pseudo-révolutionnaires. Lorsque les auteurs parlent de leur profond attachement envers les assemblées générales, il nous semble, du moins l’avons nous lu ainsi, qu’ils glissent dans la fétichisation d’une forme. Pour nous, il n’y a pas de formes, par exemple les assemblées générales, qui en soi représenteraient « les moyens les plus efficaces pour nous conduire jusqu’à la révolution ». La qualité du contenu de telles formes dépend du rapport de forces entre prolétariat et bourgeoisie, entre le contenu de la lutte prolétarienne (le programme prolétarien) et la contre-révolution. La question de savoir comment le processus révolutionnaire se développera n’est donc pas un problème de forme organisationnelle ou de tactique, c’est une question de contenu, ainsi que des formes et méthodes qui en découlent et qui mettraient en œuvre ce contenu.

« Les idées dominantes d’une époque n’ont jamais été que les idées de la classe dominante », comme il est écrit dans le « Manifeste du parti communiste » de 1848, et bien que « dans le sein de la vieille société, les éléments d’une société nouvelle se sont formés et que la dissolution des vieilles idées marche de pair avec la dissolution des anciennes conditions d’existence », les revendications exprimées par les prolétaires sont simplement une expression du niveau de cette décomposition à un moment donné. Le contenu révolutionnaire n’émerge pas en une nuit. Bien que le prolétariat soit la première classe exploitée et en même temps révolutionnaire dans l’histoire, c’est en effet seulement de manière potentielle ; seulement et pour autant que, dans le sens historique, le prolétariat commence à lutter politiquement. Alors il s’unit en tant que classe, il clarifie consciemment son antagonisme de classe (son programme) contre le capital, il se renforce et se dote de sa propre organisation (son parti) ; alors il est possible de parler du prolétariat comme d’un vrai pouvoir révolutionnaire. C’est la raison pour laquelle les minorités révolutionnaires doivent lutter dans les structures prolétariennes pour le contenu révolutionnaire, qui en effet ne peut pas être imposé à ces structures mais au contraire doit être « une fois de plus » repris et approfondi avec d’autres prolétaires dans ce processus. Historiquement ni les assemblées générales ni les divers conseils (peu importe qu’il s’agisse de conseils ouvriers ou de comités de quartiers) ne peuvent être par eux-mêmes complètement révolutionnaire parce qu’ils sont déterminés par la société dont ils proviennent et par les idées de ceux qui y participent. Et parce que « La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose, du même coup, des moyens de la production intellectuelle, si bien que, l’un dans l’autre, les pensées de ceux à qui sont refusées les moyens de production intellectuelle sont soumises du même coup à cette classe dominante. Les pensées dominantes ne sont pas autre chose que l’expression idéale des rapports matériels dominants… » (K. Marx et F. Engels, « L’idéologie allemande ») Dès lors, même durant le processus de ruptures et de lutte, les prolétaires reproduisent en partie la perpétuation de leur position sociale, à travers à la fois l’idéologie bourgeoise et les déterminations de leur propre position de prolétaires dans le capital. Vaincre cette position entraîne à la fois la destruction du prolétaire lui-même et la destruction des rapports sociaux qui le déterminent. Les diverses formes d’organisation ont été incomplètes, limitées et représentent la concrétisation permanente de la constitution du prolétariat en pouvoir révolutionnaire.

L’approche révolutionnaire est dès lors nécessairement liée aux intérêts communs des prolétaires en tant que classe, aux prolétaires qui participent à ces structures en tant qu’expression personnifiée de l’intérêt prolétarien, donc aussi à nos intérêts directs. De plus, il est clair que les intérêts des prolétaires voient le jour au-dedans de « leur estomac », que ce n’est pas à cause de bonnes idées que les prolétaires descendent dans la rue. En parlant de la propagation du programme, il nous faut signaler ici qu’il est important de ne pas confondre cela avec une propagande vulgaire qui utiliserait de « grandes » consignes (comme les auteurs le remarquent correctement) ; en parlant de « direction (politique) », la seule approche révolutionnaire ne consiste en rien d’autre qu’à se battre pour imposer le programme révolutionnaire à l’intérieur de la classe et de ses structures et qu’il devienne le contenu de sa lutte. Cela entraîne nécessairement la consolidation du rôle des minorités révolutionnaires et leur centralisation organique afin de rendre cette lutte plus efficace.

Le dernier point que nous voudrions souligner dans le contexte du texte, c’est la question du réformisme. Quand les auteurs déclarent : « Faire pression par l’action directe sur les succursales bancaires qui gèrent les hypothèques des familles en difficulté pour les renégocier ou, simplement, pour rendre visible le conflit », ce n’est en effet pas un appel à la révolution mais tout compte fait nous ne pouvons pas le réduire à néant et le réduire à du réformisme. Cette revendication ou cet intérêt exprime de manière vague un véritable besoin ; il s’agit donc d’une revendication de bonnes conditions de vie ou de leur préservation. Cet intérêt, qui pour la plupart des prolétaires paraît être une réponse momentanée à leur pénible situation de logement, est exprimé ici dans le contexte du rapport de forces, dans le mouvement contradictoire, dans le rapport entre prolétariat comme classe et le capital, entre la révolution et la contre-révolution. Par conséquent, dans la formulation de la revendication même, il reste parmi les prolétaires « cet ensemble de mots d’ordre typiques du prolétariat aliéné, c’est-à-dire propres à une classe dominée reproduisant l’idéologie de sa propre domination et exploitation ». (« A mots d’ordre étrangers au prolétariat, conscience ouvrière aliénée » in « Communisme » N°34, GCI)

Derrière le voile de l’idéologie bourgeoise et des médiations, il est nécessaire de retrouver le véritable contenu des consignes prolétariennes, à savoir comment les prolétaires luttent pour leurs intérêts, comment ils rompent avec leur propre position de citoyen individualiste isolé, comment ils rompent avec les syndicats, les partis politiques, etc. Les révolutionnaires doivent critiquer toutes les revendications qui manquent de vision dans de telles luttes et ils doivent resituer ces luttes dans un contexte historique, ils doivent lutter contre toutes les tendances conformistes (comme trouver une réponse seulement dans la sphère politique ou dans un ajustement partiel d’une loi spécifique…), contre toutes les idéologies qui essaient de diviser le mouvement en plusieurs groupes d’intérêts (la jeunesse et ses besoins spécifiques, les pensionnés, les ouvriers, les chômeurs…) et contre tous les chefs autoproclamés et les célébrités (les chefs syndicaux, les journalistes, l’élite ou l’opposition intellectuelle revenant d’exil…) qui s’efforcent de ramener les luttes dans des limites « réalistes », donc de transformer la classe prolétarienne en sujet soumis privé de sa force révolutionnaire. Tant que les luttes restent à l’intérieur des frontières de l’idéologie bourgeoise et qu’elles ne vont pas de l’avant en termes de clarification, d’approfondissement et de généralisation des revendications, il ne s’agit pas seulement d’une véritable faiblesse mais aussi de la défaite de telles luttes.

Le réformisme est pour nous un conformisme pur et simple dont le seul but est d’empêcher la lutte importante et cruciale entre les prolétaires et la bourgeoisie, c.-à-d. d’empêcher l’escalade du conflit de classe. Alors qu’une revendication, bien qu’elle puisse être exprimée d’une façon confuse ou incomplète, représente des besoins réels et les intérêts du prolétariat, la réforme transforme la réalité afin que tout reste la même chose, la réforme modifie l’exploitation et la domination afin d’empêcher que ces piliers de la société bourgeoise soient pris d’assaut. Ces changements s’opèrent par diverses améliorations du crétinisme électoral, la récupération d’une lutte dans la société civile par le biais de la charité, d’associations à but non lucratif ou encore de projets de micro-finance (capital social), etc., c’est-à-dire toutes activités qui maintiennent les prolétaires au niveau du citoyen électeur individuel, du militant citoyen et civique, ceux qui n’attaquent pas le pouvoir politique de la bourgeoisie et ne changent pas en principe la position du prolétaire en tant que classe. Le réformisme est une réponse bourgeoise à l’accroissement des revendications prolétariennes, la réponse qui doit leur montrer que ce changement est le maximum qu’ils (en tant que partenaire fiable dans la discussion avec les représentants du capital) peuvent obtenir, afin surtout que même après le « changement » rien de fondamental n’ait changé.

La forme actuelle de la crise mondiale du rapport travail-capital lui-même n’a pas seulement provoqué le fait que de plus en plus de prolétaires sont jetés par-dessus bord parce qu’ils sont superflus, que la reproduction du prolétaire dans cette époque du règne capitaliste est évidemment une chose dont la bourgeoisie n’en a rien à foutre, que les prolétaires doivent se sacrifier au nom de l’économie nationale (c.-à-d. de l’économie de leur « propre » bourgeoisie et par conséquent celle de l’État aussi) ; cette crise nous a également montré que les besoins fondamentaux des prolétaires ne peuvent être ni satisfaits ni stabilisés à l’intérieur de ce rapport, que derrière les proclamations des élites politiques affirmant que l’année prochaine ou encore l’année suivante tout sera encore meilleurs, il n’y a rien d’autre qu’une autre mesure plus destructrice qui mène à notre appauvrissement total. Nous vivons dans une époque où le capital s’efforce de faire face à sa contrepartie – le prolétariat, son éternel fardeau. Le fantôme mondial de la révolution prolétarienne (manifestations, émeutes, révoltes, du Pérou à la Chine, de l’Afrique du Sud au Maghreb après la Grèce) démontre que le prolétariat n’est cependant pas définitivement enterré. Le mouvement du 15-M qui s’est développé en Espagne ne constitue qu’un épisode dans ce processus. Nous sommes dans une situation dans laquelle un développement supplémentaire de cette lutte est en train d’être décidé. Il faut déterminer si elle se transformera en réforme tendant à intensifier le règne barbare du capital ou si elle se dirigera (ou du moins si elle fera un pas en avant) vers la destruction totale des rapports sociaux dominant et vers une société basée sur les besoins humains : le communisme.

Une traduction française du texte « Les anarchistes et le 15 mai : réflexions et propositions » est disponible entre Collectif Anarchiste de Traduction et de Scannérisation à l’adresse suivante – http://ablogm.com/cats/2011/10/02/le-mouvement-du-15m-et-les-anarchistes/.

Guerre de Classe, Juillet 2011

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